U d'/of OTTAWA 390030025 7398 * Digitized by the Internet Archive in 2011 with funding from University of Toronto http://www.archive.org/details/lachvredoOOar BIBLIOTHÈQUE PLON LA CHÈVRE D'OR PAUL ARÈNE LA CHÈVRE D'OR précédée d'une étude sur LA VIE ET LES ŒUVRES DE PAUL ARÈNE par Charles MAURRAS ■Sa PARIS LIBRAIRIE PLON PLON- NOURRIT et C 1 *, IMPRIMEURS-EDITEURS 8, RUE GARANClàRE — 6 • Tous droits réservés LA VIE ET LES OEUVRES DE PAUL ARÈNE On pouvait lire Paul Arène et le méconnaître : son art, son génie, se dérobent avec une grâce sauvage. Mais il n'était guère possible de le rencontrer sans être vivement frappé de son aspect. « II va tout d'une pièce, dit quelqu'un qui ne l'a méconnu sous aucun rapport, à petits pas, l'œil vif dans un visage immobile... C'est un Méridional con- tenu dont l'abord étonne. On n'a jamais vu bouger un muscle de son visage. Même quand il parle, sa face au front large, à la barbe pointue, reste silencieuse. Il a l'air de sa propre image modelée et peinte par un maître. » M. Ana- tole France, de qui l'on vient de reconnaître le style nerveux et doux, retourne, dans un autre passage de la Vie littéraire, à la peinture de « ce visage immobile qui semble avoir été taillé dans le buis d'un bois sacré par un chevrier aimé des dieux au temps des faunes et des dryades ». Tel était bien le Paul Arène que nous avons connu. Il vieillissait un peu, et tous ses traits s'accentuaient. Les cheveux jadis châtain sombre, devenus grisonnants, et que les dernières saisons couvrirent tout à coup d'une neige brillante, dégageaient, en s'êclaircissant, la courbe magni- fique de la voûte du front. Un je ne sais quoi de farouche, d'âpre et même de dur qui paraissait dans toute la physio- nomie ne diminuait point, mais laissait voir, comme par transparence, la délicatesse presque enfantine du teint et LA CHEVRE D( des traits. Ainsi la sagesse de Paul Arène, sa sensibilité ne cessaient de percer sous la rudesse. Je donnerais beau- coup pour qu'un sculpteur se fût trouvé au lit du poète mou- rant pour mouler le. masque glacé, car la mort dut creuser et souligner le visible travail de la maladie et de l'âge. Paul Arène naquit le 26 juin 1843, sur la roche de Siste- ron, ville de la haute Provence, où sa famille était fixée de- puis longtemps. Le nom d'Arène est fort commun par toute la contrée, jusqu'en Corse et en Italie; il ne s'arrête même pas aux pays de langue latine. Homère parle, à plusieurs reprises, de « la riante ville d'Arène » et de « l'aimable Arène ». Il y eut au seizième siècle un A.ntonius Arena ou, ce qui revient au même, de Arena, de qui Von connaît un poème macaronique, mélange bizarre de français, de latin, d'italien et de provençal, sur La Me) T gra Entrepresa, c'est- à-dire sur V expédition malheureuse des impériaux en Pro- vence contre François I eT : les Provençaux défendirent seuls leur pays, incendièrent leurs moissons, rasèrent leurs arbres et firent une guerre de partisans si bien menée que l'ennemi dut regagner Nice et le Piémont. Antoine Arène avait pris sa part de la guerre; en bon homéride, c'était ses exploits qu'il chantait. On lui doit aussi des pohnes enjoués ou burlesques sur les réjouissances des écoliers d'Avignon et les différentes figures de la danse; il promettait à un de $es amis, Raynier, de l'île de Martigues, de le nommer un jour Dansarum lo capitanus. 77 pouvait transmettre ce grade, car il l'avait. Le roman de cette vie joyeuse plaisait à Paul Arène. Il aimait à se réclamer du vieil Antoine, tout au moins comme d'un aïeul spirituel. Il composa pour le buste du poète macaronique cette épigraphe provençale que je traduis : 1 Voici le portrait de maître Antoine Arène; — il vécut en LA VIE ET LES ŒUVRES. DE PAUL ARENE 7 hardi compagnon (bragard) et s' éteignit l'âme sereine : — écolier, puis soldat, féiibre, homme de loi, — Provence l'au- gura comme fils d'élection. — Soliès-Pont garde so'n berceau, puis, vers la fin, comme il était — juge dans Saint-Rcmy, canton voisin de Berre, —sur le parler latin il pila son grain de sel : — et toujours souriant soit en paix, soit en guerre, — il se battit pour la France et resta Provençal. » L'Arène moderne ne fut point sans ressemblance avec ce portrait de famille. Paul Arène se battit pour la France et sut demeurer Provençal. Lui aussi fut bragard, autant dire bon vivant et hardi rieur, bien qu'il préférât vivre et sourire en dedans. Son esprit avait bien quelque chose de la molle douceur des sables de la mer que son nom rap- pelait, mais cette arène primitive s'était, à la surface, cuite et durcie comme la brique, au vent des Alpes. Sortis peut-être du rivage de la déesse, ses arrière- grands-parents, fixés à Sisteron, étaient devenus d'assez rudes montagnards. On est tenté de raconter sa naissance à peu près comme son héros le pins connu, Jean des Figues, conte la sienne : a Je vins au monde au pied d'un figuier, il y a vingt-cinq ans, un jour que les cigales chantaient et que les figues- fieurs, distillant leur goutte de miel, s'ouvraient au soleil et faisaient la perle. » Dès son enfance, le pays lui appar- tint. Il en connut par cœur les arbres, les herbes, les oiseaux, les rochers. L'école buissonnière lui offrait d'ailleurs un commentaire vivant des belles-lettres qu'on enseignait au collège. Celles-ci convenaient à son souci, à son étude, à son amour de la nature. Elles lui fournissaient un langage capable de traduire ses goûts. Un écolier intelligent qui vit à la campagne n'a qu'à ouvrir les yeux pour y retrouver Horace et Virgile à tout bout de champ. Ce trait n'est point particulier aux petits Français du Midi. On trouverait des indications du même ordre dans les souvenirs d'enfance d'un Parisien comme Anatole France qui passa plusieurs mois de vacances dans les campagnes mancelles et ange- vines, et jusque d'un Normand comme Gustave Levavasseur. 8 LA CHÈVRE D'OR Mais voici noire Jean des Figues : a Vieux chênes verts que je prenais pour le hêtre; large étendue des bergeries latines; petit pont sonore sous lequel j'ai tant rêvé...; maigres ruisseaux presque à sec l'été, mais dent le murmure parmi les galets et les rocs sonnait harmo- nieusement à notre oreille ainsi qu'un son de flûte antique; lointains souvenirs, paysages demi effacés, je n'ai, pour les faire revivre, qu'à ouvrir deux livres bien jaunis et bien usés, les Géorgiques et les Odes. Il y a là des fragments d'idylle, où vous ne verriez rien, et qui sont pour moi un coin de vallon; des hexamètres emmêlés entre lesquels j'aper- çois encore, comme entre les branches d'un buisson, le nid de merles que je découvris une après-midi en levant mes yeux de sur mon Horace, des strophes qui veulent dire un sommeil à l'ombre et dont moi seul je sais le sens. Est-ce dans Virgile, est-ce dans Horace tout cela? Certes, je l'ignore! Libre i vous de jeter au feu ces vieux livres, si vous ne trouvez pas sous leurs feuillets les fleurs desséchées de votre enfance, et si, derrière les saules virgiliens, au lieu des blanches épaules de quelque Galathée rustique, vous appa- raît pour tout souvenir la tête furieuse de votre premier maître d'études. » MaUre d'études, Paul Arène l'avait lui-même été, pen- dant un an ou deux, aux lycées de Marseille et de Vanves; il prit de bonne heure sa licence es lettres. Une petite pièce jouée avec succès à l'Odéon, Pierrot héritier, lui fit quitter, en 1865, l'Université pour le journalisme. On a retenu de Pierrot héritier la chanson d'un tour agréable : Du temps qu'on adorait les merles, Cléopâtre, reine du Nil, Dans le vin grec jetait des perles Grosses comme des grains de mil Or, je fais, moi, Polichinelle, Autrement qu'elle : En fait de perles, j'aime mieux Boire une larme de ma belle Dans un grand verre de vin vieux LA VIE ET LES ŒUVRES DE PAUL ARÈNE 9 II avait vingt-trois ans. C'est vers cette époque qu'il com- mença de collaborer au Figaro littéraire et fit les premiers vers provençaux qui parurent dans /'Almanach avignon- nais de Roumanille. II On ne sait pas assez que Paul Arène a honoré deux litté- ratures françaises, celle du nord et celle du midi de la France. Ses meilleurs vers sont provençaux, comme sa meilleure prose (1) est française; celle-ci est de premier ordre, mais ceux- là ne le cèdent qu'aux œuvres de Mistral. Pour la force du style, la vérité du sentiment, la finesse, la fraîcheur et la clarté de la peinture, pour je ne sais quelle divine pureté de la langue et du rythme, il y a des hommes de goût pour les préférer même à ceux de Théodore Aubanel, qui se res- sentait des romantiques parnassiens. Le futur auteur du Parnassiculet connaissait ces mauvais modèles; il en pré- serva ses écrits. Le sujet de toutes ses pièces provençales est tiré de quelque particularité de mœurs ou de paysage, propre à la contrée qui s'étend sous les murailles de Sisieron. Paul Arène poète, comme Paul Arène conteur, ne sortait guère jamais de son arrondissement; mais il y mettait l'univers. Les jeunes rustres qu'il peignait laissaient voir la nature humaine; les clôtures, les puits, les rangées d'oliviers lui montraient, en quelque façon, l'histoire du monde. C'est le grand pro- cédé, le procédé classique. N'importe qu'on soit de Ché- ronée ou d'Athènes, le tout est qu'on sache, en creusant, découvrir, sous la mince êcorce brillante, le fond durable de la vie. Dans Fontfrediero, la belle reine Jeanne, comtesse de Provence, reine de Naples, de Sicile, de Chypre et de Jéru- salem, est arrêtée au bord de la source, dans un tiède vallon (1) Il a d'ailleurs fwl peu écrit en prose provençale. ÎO LA CHEVRE D'OR des Alpes. La naïade s'émeut d'une si brillante princesse : t Entre ses doigts couleurs de l'aube, — elk prit mon eau et la but, — un page lui tenait sa robe, — et mon onde tres- saillit. » Comme le nom de la reine Jeanne est resté insé- parable de certains proverbes de nos campagnes, ainsi la source a conservé ce bouillonnement immortel. Dans Lis Estello negro, Arène célèbre ces petites étoiles de pierre noire dont les orfèvres de Digne, ville proche de Sisteron, tirent un joyau populaire, rien qu'en y appli- quant un liséré d'argent ou d'or : on les recueille entré les roches du plateau de Saint-Vincent; elles passent, chez les savants, pour des éclats d'aérolithes. Le poète adresse à son amie une parure faite de ces astérisques de deuil, dont il évoque la fortune. Cette pierre, débris d'une étoile perdue et qui traversa tout le ciel, apporte une image nouvelle de la destinée de l'amour. Le sonnet de Raubatori (le Rapt) s'ouvre aussi par le même curieux mélange de traits locaux et de rêverie histo- rique, avivée par le sentiment : « Si j'avais un long man- teau brodé, — comme l'avait La Belaudière, — je m'arrête- rais au milieu de la rue — droit à cheval sur ton balcon. — Viole aux doigts, êpêe au côté, — je te dirais ma dernière chanson, — vous seriez deux pour m' écouter : — toi, et l'étoile du matin. » Qu'on prenne garde à ce constant souci du ciel et des étoiles chez un écrivain rustique qu'on se figu- rerait, comme tant d'autres, inclinés sur la glèbe à laquelle il s'est attaché. Je trouve une semblable élévation aux lumières du firma- ment sur la fin d'une autre chanson d'amour de Paul Arène : « Le long du chemin de Saint- Jacques, — il y a un vol d'astres palpitants : — qu'une étoile s'en détache — moi, j'irai te la cueillir (i). » Cela est caractéristique. Les chan- sons de Paul Arène partent d'un petit coin de terre soi- (i) Le Pont du Gard, écrit en collaboration avec Théodore Auba- nel. La dernière strophe ne peut être que de Paul Arène. LA VIE ET LES ŒUVRES DE PAUL ARENE II pieusement déterminé, et d'où l'on va droit aux étoiles. Le défaut de ces beaux poèmes, c'est d'être courts et peu nombreux. Le plus long de tous, Lis Estello negro, compte une vingtaine de strophes de quatre vers... Il faut beaucoup produire pour fixer l'attention. Délicat, paresseux, plus prodigue de ses heures et de ses pas que de ses paroles écrites, enfin très sévère à lui-même, Paul Arène n'a pas donné le recueil de ses poèmes en langue d'oc. Ce qu'il a fait reste dispersé dans les florilèges. Paul Arène tournait aussi de jolis vers français qu'il allait réciter à ses nouveaux amis les poètes parisiens. Un incident faillit le brouiller avec cette troupe. Son Par- îiassiculct lui valut, un instant, de vives inimitiés. C'est une parodie du majestueux Parnasse contemporain (i), qui venait de paraître chez l'éditeur Lemerre. Les auteurs du Parnasse y étaient appelés tout net, dès la préface, « des Turcs attardés qui ont oublié, ou qui ne savent peut-être point que le carnaval romantique est clos depuis trente ans ». Quelque talent était concédé à deux ou trois de ces Parnas- siens, qui n'en étaient que plus sévèrement repris sur leurs extravagances : « Que les enfants de chœur fassent la cabriole derrière l'autel, passe encore! mais des chanoines! » Entre ces chanoines aussi peu épargnés que les enfants de chœur dans les feuilles narquoises du Parnassiculet, un certain Nara- patissejou, à qui l'on faisait entonner gravement ce couplet : Iraouady, tes vagues saintes Aux bagues saintes du Kiendwen Disent les fureurs et les plaintes Du fier rajah de Sagawen, (i) Publiée quelque trente ans plus tard, /'Anthologie Lemerre (t. III), qui renferme plusieurs poèmes français de Paul Arène, avec une notice biographique, est muette sur le grave chapitre du Parnassiculet. La rancune du Parnasse aura été plus longue que celle de la Mule du pape. 12 LA CHEVRE D OR rappelait, à ne s'y point tromper, M. Leconte de Liste. Un autre, le héros ^'Avatar, sonnet qui débute par ce distique : Près du Tigre, sous l'or des pavillons mouvants, Dans un jardin de marbre où chante une piscine, et qui se ferme sur ce vers : Je suis chanteur lyrique et je couche tout nu, était montré du doigt, selon la chronique du temps, comme un frère jumeau de M. Catulle Mendès. Celui-ci, emporté par la juste colère, envoya ses témoins à Paul Arène. Un certain nombre de poèmes de Paul Arène datent du même temps. Ceux qu'il a composés plus tard ne se dis- tinguent pas beaucoup de ces premiers ouvrages. Le vers d'Arène se reconnaît aisément à je ne sais quoi de pur et de bref dans le style et à la sécheresse élégante du tableau qui s'égaie parfois d'un sourire. On cite volontiers le début et la fin de la Bouquetière : Épris des margots idéales Et rêvant au siècle dernier, Je la rencontrai près des halles, Qui portait un petit panier... Elle était blonde, presque rousse, L'œil malin, mais bon en dessous, Et vendait, piqués dans la mousse, De petits bouquets à deux sous. La fraîcheur de la bouquetière Me fit désirer son bouquet... Frontin, je le dis sans reproches, Avait, ce matin, oublié De mettre de l'or dans mes poches, Et j'étais fort humilié. Elle, devinant ma pensée, Prit le bouquet entre ses doigts i « C'est le dernier, je suis pressée Vous me pairez une autre fois. * LA VIE ET LES ŒUVRES DE PAUL ARENE 13 Puis elle rit, étant de celles Qui, plébéiennes au cœur haut, D'une reprise à ses dentelles Faisaient crédit à Diderot. Il y a aussi dans le Noël en mer un modèle de récit, nu et simple, sans autre accent que celui de la vérité et de la nature. On pourrait y désirer plus de chaleur. Le vieux pêcheur Thamus, dont il est question dans Plutarque, a entendu des voix mystérieuses annoncer la mort de Pan, la naissance du dieu nouveau; et, tout en conduisant la barque à travers les écueils, sa longue expérience lui inspire un sage dis- cours d'espoir et de crainte à la Lucrèce, à la Voltaire : Qu'il vienne donc! Qu'il vienne enfin l'enfant débile Et divin, si longtemps promis par la Sibylle! Qu'il vienne celui qui, détrônant le hasard, Doit donner à chacun de nous sa juste part De pain et de bonheur! Plus de maux, plus de jeûnes! Les Dieux sont bons parfois, mon fils, quand ils sont jeunes. La fin de ce Noël n'est pas moins curieuse. Mais tout serait à citer, et je ne puis que mentionner un autre poème d'Arène, qui a de la grâce, Pourquoi Vénus est-elle blonde? 77 faut avouer cependant que ses vers français laissent Paul Arène dans l'altitude difficile du chanteur plein de mépris pour les fausses beautés à la mode, mais qui ne peut at- teindre aux parfaites beautés. III Deux mois de l'été 1868, juillet et août, lui suffirent pour tracer les deux cents pages accomplies de Jean des Figues, son chef-d'œuvre. Il ne faut pas résumer Jean des Figues, mais le lire, devoir auquel les dernières générations ont trop manqué. 14. LA CHÈVRE D'OR De là les lacunes profondes des jugements sur Paul Arène. Jean des Figues doit éire lu en tête des ouvrages de ce maître dans l'art des contes. Il les éclaire tous. Dans la Chèvre d'or. dans Domnine, un chœur d'allusions subtiles ramène sans cesse la pensée à ce premier livre. Il faut le lire encore pour un autre motif. Ecrit dans une langue aussi ferme que sure, d'un style aussi simple que pur, Jean des Figues sera compté entre les monuments de la prose française. Petit monument, si Von veut. Un petit monument au pied de l'Acropole nous conserve plus clai- rement que les hautes colonnes du Jupiter Olympien, le souvenir exact, le témoignage clair de ce que furent le goût et la grâce à Athènes. Bien des ouvrages ambitieux pourront être emportés; si Jean des Figues reste, l'on saura que le goût français n'avait pas disparu vers le troisième tiers du dix-neuvième siècle. Jean des Figues renferme, d'ailleurs, un sens assez con- sidérable, je ne sais si l'auteur l'y voulut mettre de propos délibéré; mais^à mesure qu'il racontait, en y prenant plai- sir, l'aventure du petit garçon de Canteperdrix, de son âne Blanquet et de Roset, sa Bohémienne, Paul Arène s'aper- cevait peut-être qu'il faisait un véritable panégyrique du naturel en toutes choses. Sans trop peser sur cette idée, il lui permit de transparaître çà et là. Né en plein champ, comme on l'a vu, et ramené à Cante- perdrix dans un sac plein de figues que son père avait pendu au bât de Blanquet, Jean des Figues reçut un jour quelque coup de soleil de trop. Ce rayon, lui met tant cigale en tê/e, lui fit faire bien des sottises. Son vice le plus ordinaire fut de perdre de vue les choses et de se payer sur les mots, qui n'ont point de réalité. Cent fois il négligea l'avertissement du plaisir; cent fois il étouffa son cœur pour l'image d'une chimère. Dès l'âge le plus tendre, ayant découvert dans la malle d'un certain cousin, le cousin Mitre, un paquet de lettres d'amour, Jean des Figues rêva de connaître l'amour. LA VIE ET LES ŒUVRES DE PAUL ARÈNE 15 L'amour ne se commande pas, il ne naît pas à point nommé; le petit Jean n'en put trouver qu'une pâle contrefaçon qui, du reste, suffit tout d'abord à lui remplir l'âme, et quand le vrai amour survint, la place était prise... Sous le frais et vivant baiser de la jeune Bohémienne, puis à la sensation délicieuse que lui laissa le goût de ce beau fruit de chair, il continua de préférer les grâces minaudières d'une petite demoiselle, froide, blonde, ignorante, et ses rendez-vous inutiles à l'extrémité du jardin. A Paris où il arriva sur l'âne domestique, Jean des Figues se paya de moindre monnaie encore. Ses meilleures maîtresses furent les dames d'utopies qui hantaient Vécri- toire et le pupitre des musagefes contemporaines, Malaises, Grecques ou Bédouines, revêtues des costumes les plus variés, mais, les malheureuses/ sans corps. En vain la petite Roset emprunte l'un de ces costumes pour rejoindre son Jean dans le cénacle des renchéris. Il la repousse ou il la perd de façons ridicules. Elle l'aime et le lui fait voir. Mais il ne songe qu'à publier sur un beau papier le volume de Mes Orgies. Misère et folle vanité! Jean des Figues dut traverser bien des épreuves avant que de connaître enfin la saveur et la vérité de la vie. Un important de Canteperdrix faillit lui eclloquer sa fille et la jolie Roset lui échapper à tout jamais; pendant plusieurs semaines Jean ne l'avait-il pas pleurée, la croyant morte et enterrée par des Bohémiens sous le tronc d'un figuier? Heureusement, il n'y avait d'enterré au pied de cet arbre que le grison Blanquet. Roset et Jean se rejoi- gnirent, les tristesses s'évanouirent, les sottises s'oublièrent, on n'eut pas à se pardonner, et Jean des Figues aima comme l'y invitait raisonnable ment la nature. Celte analyse a le défaut de dessécher une narration char- mante de vivacité et de grâce. Je voudrais m excuser par une citation. Copier ai-je la page où Von croit sentir renaître le vent des fleurs? ou le portrait du notaire cantoperdrisien, M. Tullius Cabridens, académicien, numismate, botaniste 16 LA CHÈVRE D'OR et violoniste, qui montrait un si vif dédain pour les poètes Provençaux, « des gens qui écrivent en patois et qui ne sont membres de rien »? Vous montrer ai-je Mlle Reine? Ou rapporterai-je l'histoire de la façon miraculeuse dont cette jeune demoiselle avait été conçue? Préférez-vous la lettre que reçut Jean des Figues d'un père justement courroucé des lyriques débordements qui s'étalent dans les sonnets de Mes Orgies? Tout compte fait, mieux vaut détacher de ce premier livre de quoi montrer ce que Paris avait ajouté de nouveau à la sensibilité provençale de Paul Arène. Voici Roset et Jean des Figues vagabondant par les fraîches campagnes du Valois et du Parisis : a Roset ne connaissait, comme moi, que les belles aridités du Midi provençal, ses côtes plantées d'oliviers couleur d'argent et d 'amandiers au feuillage pâle, ses rochers cou- verts de lavande et ses racines brûlées du soleil sans un brin d'herbe, où coule sur la marne bleue un mince filet d'eau claire. a Ici, au contraire, la verdure et Veau, les fleurs humides, les mousses mouillées où le pied s'enfonce, et partout, même aux endroits élevés du bois où 71' apparaissent ni étang ni fontaine, un bruit d'eaux cachées qui vous environne, comme si de petites sources couraient de tous côtés sous vos pieds en nombre infini, et montant par d'invisibles canaux dans l'intérieur des hautes herbes et jusqu'à la cime des grands arbres, venaient se résoudre en vapeur sur la sur- face veloutée des feuilles et affluer plus abondants aux lèvres toujours f raidies des fleurs. « — C'est plus beau, disait Roset dans son enthou- siasme, oui, c'est plus beau que le travers des Sorgues à Maygremine. » Telle est la veine parisienne de Paul Arène. Elle ne cessa de lui inspirer de petits tableaux qui sont des merveilles de raison et de vérité. Pour le sentiment du paysage d'Ile-de- France, cette Attique du Nord, je ne connais qu'un écrivain LA VIE ET LES ŒUVRES DE PAUL ARÈNE 17 qui ait surpassé le provençal, et c'est Gérard de Nerval qui, de son côté, accomplît aussi le prodige inverse : né du Valois, il trouva d'admirables pages pour marquer les tons de lumière ardente, les traits de pure sécheresse de la Grèce et de l'Orient. Curieuse parenté de deux génies char- mants, et injustement méconnus (1) ! Sans chercher la raison de cette affinité, il reste à dire que la seconde partie de Jean des Figues exprime à merveille les sentiments de Paul Arène : comme bien d'autres Méri- dionaux, comme l'Empereur Julien, dont il rappelait volon- tiers le témoignage, comme Montaigne encore, il adorait Paris. Il aimait Paris pour tous les villages divers dont la ville est formée, pour la vie familière et intime qui se dévoile à qui l'étudié dans les coins, et encore, parce que l'on y ren- contre un grand nombre de Provençaux morts ou vivants qui aidèrent un peu à former cette grande ville, tête et cœur de notre patrie. IV Quand la guerre éclata, Paul Arène mit immédiatement en pratique la devise de cette Ligue du Midi, tant calomniée par l'histoire; il se dit, comme beaucoup de ses camarades, Marseillais ou Gavois : « Allons au secours de Paris » et partit avec les soldats de sa ville natale qui l'avaient choisi pour chef, « Ce petit homme raide et tranquille devait avoir l'air assez crâne, en 1870, dans sa vareuse de capitaine de mobiles (2). » La fameuse chanson du Midi bouge fut composée à cette occasion. (1) Depuis que ces pages ont été écrites, la nouvelle génération littéraire a réparé celte injustice. Jeunes filles et jeunes gens savent par cœur Sylvie, Angélique, les sonnets et les chansons des Filles du Feu. (2) On ne se lasse pas de citer sur cet article M. Anatole France, le seul critique qui se soit occupé sérieusement de l'auteur de Jean des Figues, dont s Sarcey n'a loué que le talent de torero ». iS LA CHÈVRE D'OR Demain sur les tombeaux Les blés seront plus beaux. Serrons nos lignes! Nous aurons, cet été, Du vin aux vignes, Avec la liberté! REFRAIN Un', deux, le Midi bouge, Tout est rouge! f , . TT > J l > bls Un , deux! . Nous nous fichons bien d'eux... } Des chroniques, des contes, des poèmes, des saynètes rimées, tout cela net, gracieux et fin, occupèrent après iSyo les jours de Paul Arène. C'étaient les temps des vieilleries bruyantes du naturalisme et du renaissant parnassisme. Tout ce que pouvait faire notre conteur était donc d'attendre la gloire, en peignant tour à tour son vieux Rhône et sa bonne Seine. Un pot à fleurs à une fenêtre ou des bouts de futaie entrevus par-dessus des murailles bordées de lierre, inspiraient la méditation ou le commentaire. Quant aux choses de son Midi, il les passait en minutieuse revue : de V Artésienne blonde à V Artésienne brune, de Votive verte à l'olive mûre, du nougat de Gardanne épais et noir comme la poix, au nougat d'Istre, blanc, léger et diaphane comme une hostie, depuis les souvenirs du paganisme antique, comme ceux qui faisaient invoquer le dieu Pan, sous le vocable de saint Pansi, aux paroissiens d'un vieil ermite (la Mort de Pan), jusqu'aux traces laissées par la Révolu- tion ou la Restauration dans le régime de la terre ou l'état des esprits (le Tors d'Entrays (i), le Clos des âmes), enfin jusqu'à ces plaisanteries singulières que l'homme du Midi se fait volontiers à lui-même (le Canot des six capitaines), Arène recueillait tout le pittoresque de sa patrie. Il y met- (i) Une des rares pièces où Paul Arène ait fait abus des proven* çalistnes dans le langage. A cet égard il fut très sobre. LA VIE ET LES ŒUVRES DE PAUL ARÈNE 19 tait une conscience profende, avec un art extrême à généra- liser le détail. Dumas voulait que l'on donnât le nom de Victor Hugo à une étoile nouvelle; il faudrait appeler du nom de Paul Arène soit un nouveau ruban dans la coiffe des filles d'Arles, soit une variété nouvelle de cyprès, d'oli- vier, de pin ou de ces châtaignes de mer dont il nourrissait volontiers ses amis de prédilection. On le ferait sans raillerie comme- il le faisait. Car il faut admirer combien, sur les sujets les plus délicats et les plus dignes de soulever la juste indignation de Canteperdrix, de Rochcgude ou de Pamparigouste, son tact exquis pré- serve Arène d'écrire jamais une raillerie trop acide. La religion de la patrie menait, mais retenait, entraînait et précipitait, mais en l'arrêtant au point juste, cet écrivain doué d'un sens si fin du ridicule. Il n'avait point de peine à suivre les conseils de ce sentiment et ses compatriotes lui savaient gré de ne pas retourner contre le sein de la Pro- vence quelques armes légères aiguisées par des Provençaux. Cette touche sans fiel ni venin apparaît dans un chapitre du Canot des six capitaines, intitulé « Parfums et -fleurs ». Ce texte pourrait aussi montrer comment toute chose s'im- prègne d'ambroisie quand les dieux bons le veulent bien : « Saint-Aygous n'était pas précisément rentier. Il n'exer- çait aucune des paisibles industries que ses concitoyens exercent. Il n'avait pas de moulin à huile, il ne salait pas d'olives, il ne séchait pas de figues, il ne menuisait pas de cannes avec la palme des dattiers, il ne distillait pas de liqueur locale en macérant au soleil des baies de myrte dans de vieille eau-de-vie, il fie combinait pas de cette exquise saumure noire, le pey-sala, bouillie d 'imperceptibles petits poissons triturés qui, jadis, sous le nom de garum, faisait se pourlécher les babines romaines, il ne pressurait pas les tomates comme fabricant de jus de tomates, ni les étrangers comme propriétaire de villas... « Saint-Aygous, pour fortune, possédait au quartier de la Badine un tout petit clos précédé d'un tout petit pavillc;:. 20 LA CHÈVRE D'OR Dans le pavillon s'arrêtaient, du matin au soir, les pas- sants encouragés par une enseigne accueillante; dans le clos, cent dix orangers épanouissaient leurs fleurs au soleil et mûrissaient leurs fruits à la brise marine. Chaque jour, une vieille femme, armée d'une courge creuse taillée en longue cuiller, versait au pied de chaque oranger, avec une religion toute chinoise, l'humble mais féconde offrande laissée au pavillon par les passants de la veille! « Et voyez les mystères du circulas : le parfum des fleurs ne semblait que plus doux, la saveur des fruits plus exquise. Les cent dix orangers, à dix francs par pied et par an, ren- daient, tant en fruits qu'en fleurs, onze cent francs, la vieille femme une fois payée; et, tandis que dans le Nord, avec des lieues de forets, un homme peut se trouver pauvre, Saint- Aygous, avec ses cent dix orangers et son pavillon, portait des souliers de toile en tout temps, des pantalons blancs, des vestes courtes, et se promenait de la ville au Bigorneau, un parasol sous le bras et coiffé d'un chapeau manille baissé sur les yeux et relevé sur la nuque, ce qui, dans Antibes et tout le long du littoral, est l'apanage de la richesse. » Au Bon Soleil, la Gueuse parfumée, parus à des dates diverses, renferment les principaux contes de Paul Arène; ces deux volumes ne se distinguent guère l'un de l'autre que par le titre. On sait que le second tient son nom de Godeau, évêque du pays, qui, voyant la Provence pauvre et triste sous le myrte et sous l'oranger, l'avait comparée, dans ses lettres, à une « Gueuse parfumée ». Arène fit à ce joli mot sa nouvelle fortune. La Chèvre d'or est une histoire de Maugrabins et. de Maugrabines qui se déroule dans un petit village de la Provence orientale. Une chèvre mystérieuse, gardienne d'un trésor caché, et une chevrette vivante, misé Jano, la maîtresse de celle-ci, Mlle Norette Honnorat, enfin cinq ou six per- sonnages de moindre i?nportance en font les frais. Et tout ce monde se trouve être un peu mahométan. Pour l'expliquer, Arène nous découvre le fond de son cœur: LA VIE ET LES ŒUVRES DE PAUL ARENE 21 t Plus que la Grecque, qui, avec ses yeux gris-bien s' en- cadrant de longs sourcils noirs, évoque la vision de quelque Cypris paysanne, plus que la Romaine dont souvent tu admiras les fières pâleurs patriciennes, me plaît, rencontrée au détour d'un sentier, la souple et fine Sarrazine, à la lèvre rouge, au teint d'ambre. Et tandis que d'autres sentent leur cœur battre à la trouvaille d'un fragment d'urne antique ou d'une main de déesse que le soleil a dorée, je ne me sentis jamais tant ému qu'un jour dans Nîmes, près des bains de Diane, dont les vieilles pierres disparaissaient sous un écroulement de roses, en joutant parmi les débris le plafond de marbre fouillé et gaufré que les envahisseurs venus d'Afrique et d'Espagne ajoutèrent ingénument aux orne- ments ioniens du temple des nymphes. » La Chèvre d'or est symbolique. Je pense qu'Arène a voulu désigner par le nom de trésor tous les biens de la terre, tenus pour méprisables en comparaison de l'amour. De siècle en siècle, une famille du Puget-Maure s'est agitée et déchirée afin de connaître le lieu de la cachette. Au seizième siècle, l'affaire que voici marqua un terrible épisode : a Vers l'an 1500, deux cousins, l'un Gazan, l'autre Gal~ far, se trouvèrent en rivalité pour épouser une cousine : non qu'ils l'aimaient; elle était, il est vrai, admirablement belle; mais aussi pauvres l'un que l'autre, s' étant ruinés l'aîné à faire des caravanes sur mer, l'autre dans les tripots d'Avignon sous prétexte d'étudier la médecine, c'est surtout le secret du trésor qu'ils désiraient d'elle. a Aucun ne voulait céder. Ils se querellèrent, et le cadet souffleta l'aîné. « Puis, sans que personne les vît, un soir, tous deux Caïn, tous deux Abel, ils allèrent dans la montagne, du côté de la chapelle, que déjà un ermite gardait. a Au milieu de la nuit, l'ermite crut rêver que quelqu'un frappait de grands coups à sa porte et, s éveillant, il enten- dit : « Au secours/ j'ai tué mon frère! » Alors étant sorti, 22 LA CHÈVRE D'OR il vit à la clarté des étoiles, dans l'herbe du cimetière, un jeune homme étendu, dont un cavalier plus âgé, mais lui ressemblant singulièrement, soutenait la tête. « Comme le jeune homme se mourait, l'ermite le confessa. Et quand le jeune homme fut mort, le cavalier qui se tenait debout, appuyé au mur, dit : « Mon Père, il est grand temps t que vous me confessiez aussi! » Alors l'ermite, se retour- nant, vit sur son pourpoint ensanglanté le manche d'un long poignard qu'il s'était enfoncé dans la poitrine. Et quand il fut confessé, le cavalier retira la lame et se coucha dans l'herbe à côté de l'autre dont il baisait en pleurant les cheveux et les yeux. « Le matin, au moment de les ensevelir, on les trouva enlacés si étroitement, que pour séparer les cadavres il aurait fallu briser les os des bras. On les mit ensemble, sans cercueil, dans la même fosse, et une messe fut fondée pour l'âme de ceux qui sont morts. » Or, Norette Honnorai passe pour la dernière dépositaire du malfaisant secret. Mais elle ne consent à mettre sa main dans la main d'un époux qu'après qu'elle s'est assurée qu'il nourrit un profond dédain pour les richesses de Mahom. C'est pourquoi certain talisman pendu au cou de la chevrette est (sacrifice peut-être inutile!) jeté à la mer, et les généra- tions qui naîtront dans le Puget-Maure seront absolument délivrées du souci qui avait attristé leurs aïeux. Norette est devenue mère, « mère avec emphase », écrit joliment Paul Arène, au dernier feuillet de ce conte sans déclamation. A la Chèvre d'or succédèrent les Ogresses, le Midi bouge, ingénieux recueil des mêmes récits dont nous avons vu l'es- sence, puis un livre charmant, écrit en collaboration avec l'historien de Vadier et de Gambetta, M. Albert Tournier, Des Alpes aux Pyrénées, journal de voyages accomplis dans le Sud-Ouest et le Sud-Est par des troupes de cigaliers et de félibres parisiens; encore d'autres Contes, et presque en dernier lieu Domnine. Domnine le montre peut-être plus sobre, plus dépouillé, LA VIE ET LES ŒUVRES DE PAUL ARÈNE 23 plus lumineux encore que la Chèvre d'or. Pour la saveur des impressions, pour la sage et profonde économie de l'ou- vrage, cette histoire passionnée forme un petit chef-d'œuvre, presque aussi expressif du génie méridional que de la per- sonne privée de Paul Arène : tous les personnages qui y paraissent montrent autant de réflexion que de sentiment et de vie. Comme toujours, l'existence rochegudaise est fixée dans ses moindres traits. On put seulement remarquer l'excès de sécheresse dans quelques-unes des petites légendes que Paul Arène publia dans les journaux après Domnine. La faiblesse fut passa- gère, et, pendant sa dernière année, comme si les repos de convalescence l'eussent renouvelé, il parut retrouver les forces de sa jeunesse. Tout devenait frais et vivant sous sa plume facile; un sobre coloris rehaussait le trait fin et la ligne harmonieuse de sa narration. Un nouveau Jean des Figues semblait donc nous être promis. Pour achever de se remettre, Paul Arène alla s'établir dans le Midi. C'était au milieu de l'été; il ne quittait pas sans regrets Paris, ses rues et ses jardins, la petite maison champêtre de Clamart, où la bonté de l'air, l'ample douceur du bois lui avaient rendu la santé. Sisteron et Antibes hit firent accueil tour à tour. Et cependant, il se faisait peu d'illusion. Mais son égalité d 'âme était parfaite. Ce « bon soleil », qu'il vénérait comme un ami et comme un dieu, le réchauffa et le soutint quelques semaines. Les lecteurs du Journal eurent de nouveau l'occasion de vérifier la renais- sance de V imagination et du sentiment de leur chroniqueur. Mais comme tout le monde reprenait con fiance, les dernières approches du solstice d'hiver nous l'ont enlevé brusque- ment de sa solitude d' Antibes, le 17 décembre, au soir. Ramenés à Sisteron, par les soins d'une sœur fidèle, Mlle Isabelle Arène, et d'un disciple dévoué, M. Auguste Marin, rejoints bientôt par M. Albert Tournier, les restes de Paul Arène ont été rendus à la terre natale, au milieu d'un grand concours de peuple. On raconte que l'enterre' 24 LA CHÈVRE D'OR ment fut suivi de la gare à Ventrée du cimetière par un berger et son troupeau, que les sons d'une marche funèbre, exécutés par la musique locale, avaient charmés. Un conteur d'une si élégante rusticité n'eût point réglé le convoi de ses funé- railles autrement que le fit le caprice du bon hasard. Il repose parmi les siens, sous les herbes et les roches qu'il a aimées; la main d'un ami a glissé dans son cercueil quelques figurines d'argile qu'il destinait à la crèche de la Noël sui- vante, jusqu'à laquelle il n'a pu conduire ses jours. Ces objets familiers divertissent son ombre; son nom deviendra mémorable et vénérable, entre des murailles et des tours qu'il sauva des démolisseurs. Son nom grandit déjà parmi tous ses compatriotes de France, parmi tous les lettrés du monde, à qui la douceur de notre langue est sacrée. Un peu partout, pendant longtemps, aussi longtemps que dureront les deux langues de Jean Racine et de Frédéric Mistral, sera gardée l'épitaphe de Paul Arène ; M'en vau Vamo ravido D'ave pantaia ma vido. « Je m'en vais l'âme ravie — d'avoir rêvé ma vie. » Ce défenseur du naturel en toute chose n'ignorait pas qu'il faut savoir fermer les yeux et corriger la réalité par le songe. Charles Maurras. L'Étang de Berre. (Champion, éditeur.) Janvier iSgy. AU DOCTEUR Z., Ris, ne te gêne point, ami très cher, ô grand docteur! Je te vois d'ici lisant ma lettre an fond du fastueux cabinet encombré de la dépouille des âges où, pareil à un Faust qui serait bibelotier, tu passes au creuset de la science moderne ce que Vhumanité gardait encore de mystères, où, parmi les tableaux anciens et les statues, les émaux, les tapisseries, tu uses tes jours, poussé par je ne sais quel contradictoire et douloureux besoin de vérité, à réduire en vaine fumée les illusions de ce passé dont le reflet pourtant reste ta seule joie; et je devine le sourire d'ironie compatissante qui, avant une minute, va éclairer ton numismatique profil. Tel que tu me connais : devenu douleur par raison, guéri des beaux enthousiasmes et déshabitué de l'espérance, je suis très sérieusement occupé à la recherche d'un trésor. Oui! ici, en Provence, dans un pays tout de lumière et de belle réalité, aux horizons jamais voilés, aux nuits claires et sans fantômes, je rêve ainsi tout éveillé le plus merveiU leux des rêves. Folie! vas-tu dire. Rassure-toi. Bientôt ta sagesse recon- naîtra qu'il me faudrait, au contraire, être fou pour renoncer à ma folie. Car le trésor en question est un trésor réel, pal- pable, depuis plus de mille ans enfoui, un vrai trésor en or et qui n'a rien de chimérique. Bien que comparable aux amoncellements de joyaux précieux et de frissonnantes pier- reries dont V imagination populaire s'éblouissait au temps 20 LA CHÈVRE D*OR des mille et une nuits et des califes, aucun génie ne le garde et bientôt il m'appartiendra. Comment?... Laisse-m'en le secret une semaine encore. Du reste j'avais, à ton intention, jeté sur le papier, d'abord pour occuper mes loisirs, plus tard pour amuser mon impa- tience, le récit exact de mes sensations et de mes aventures depuis le jour de mes adieux. Tu recevras le paquet en même temps que cette l-ettre. Tout un petit roman dont les circonstances ont seules tissé la trame et où ma volonté ne fui pour rien. Il ne s'y agit de trésor qu'assez tard. Je t'enverrai la suite et tu pourras ainsi t' associer aux émotions que je traverse. En attendant, montre- toi indulgent à ma chimère. Pour te prouver que je suis lucide et que la manie des grandeurs ne m'a pas troublé le cerveau, je te jure que bientôt, à Paris, je rirai avec toi et plus fort que toi de mes déconvenues si, au réveil, sous le dernier coup de pioche, je ne trouve, comme dans les contes, à la place du Colchos et de la Golconde espérés, qu'un coffre vermoulu, des cailloux et des feuilles sèchts. Ton LA CHÈVRE D'OR i EN VOYAGE Me voici loin, résumons-nous ! Le bilan est simple : des amours ou soi-disant tels qui ne m'ont pas donné le bonheur ; des travaux impatients qui ne m'ont pas donné la gloire ; des amitiés, la tienne exceptée, qui m'ont toutes, en s'égrenant, laissé ce froid au cœur mêlé de sourde colère que provoque l'humilia- tion de se savoir dupe. Bref ! je me retrouve de même qu'au début, avec en moins la foi dans l'avenir et le don précieux d'être trompé qui, seul, fait la vie supportable. Je ne rappelle que pour mémoire une fortune fort ébréchée sans même que je puisse me donner l'excuse de quelque honorable folie. J'ai eu très distinct le sentiment de cela, il y a un ins- tant, dans l'éternelle chambre d'hôtel banale et triste, en écoutant l'horloge de la ville sonner. Par une rencontre qui n'a rien de singulier, cette hor- loge au milieu de la nuit sonnait l'heure de ma naissance, cependant qu'à défaut de calendrier, un bouquet d'anni- versaire, envoi d'une trop peu oublieuse amie, me disait avec une cruelle douceur le chiffre de mes quarante ans... Ne serait-ce point la cloche d'argent du palais d'Avignon, au même tintement grêle et clair, qui ne sonnait qu'à la mort des papes? 28 LA CHÈVRE D'OR Il me semble, en effet, qu'en moi quelque chose vient de mourir. A quoi me résoudre? M 'établir pessimiste? Non pas certes ! J'aurais trop peur de ta trop bien portante rail- lerie. Après tout, je ne suis plus riche : mais il me reste de quoi vivre libre. Je ne suis plus jeune, mais il y a encore une dizaine de belles années entre l'homme qui m'appa- raît dans cette glace et un vieillard. Il est trop tard pour songer à la gloire : mais le travail même sans gloire a ses nobles joies. Et, puisque je n'eus pas le génie d'être créateur, peut- être qu'un effort dans l'ordre scientifique, une série de recherches établies nettement et courageusement pour- suivies, me débarrasseront des désespérantes hésitations qui, si souvent, m'ont laissé tomber l'outil des mains à mi-tâche devant des entreprises trop purement imagi- natives pour ne pas, à certains moments douloureux, apparaître creuses et vaines au raisonneur et au timide que le hasard a fait de moi. Après avoir cherché, réfléchi, je me suis donc fixé une besogne selon mon courage et mes goûts. Tu sais, s'il m'est permis d'employer une expression que tu affectionnes et que tu as même, je crois, un peu inventée, quel enragé traditionnisie je suis. En exil au milieu du monde moderne, j'ai cette infir- mité qu'aucune chose ne m'intéresse si je n'y retrouve le fil d'or qui la rattache au passé. Mon sentiment, d'ail- leurs, peut se défendre : l'avenir nous étant fermé, revivre le passé reste encore le seul moyen que nous ayons d'al- longer intelligemment nos quelques années d'existence. Tu sais aussi, pour m'avoir souvent plaisanté sur un vague atavisme barbaresque que ton érudition moqueuse me prêtait, tu sais quel faible j'eus toujours pour les sou- venirs de la civilisation arabe. Dans ce beau pays où, par la langue et par la race, au- EN VOYAGE 29 dessus du vieux tuf ligure, tant de peuples, Phéniciens, Phocéens, Latins, ont laissé leur marque, les derniers venus, les Arabes seuls m'intéressent. Plus que la Grecque qui, avec ses yeux gris-bleu s'en- cadrant de longs sourcils noirs, évoque la vision de quelque Cypris paysanne, plus que la Romaine dont souvent tu admiras les nères pâleurs patriciennes, me plaît rencon- trée au détour d'un sentier la souple et fine Sarrazine, à la lèvre rouge, au teint d'ambre. Et tandis que d'autres sentent leur cœur battre à la trouvaille d'un fragment d'urne antique ou d'une main de déesse que le soleil a dorée, je ne me sentis jamais tant ému qu'un jour dans Nîmes, aux bains de Diane dont les vieilles pierres dis- paraissaient sous un écroulement de roses, en foulant parmi les débris le plafond de marbre fouillé et gaufré que nos constructeurs d'aihambras ajoutèrent ingénu- ment aux ornements ioniens du temple des Nymphes. On accueillit en ami, chez nous, ces chevaleresques aventuriers qui, au milieu du dur moyen âge, nous appor- taient, vêtus de soie, la grâce et les arts d'Orient. Quand les. Arabes vaincus se réembarquèrent, la Provence entière pleura comme pleurait Blanche de Simiane au départ de son bel émir. J'avais entrepris autrefois sur ce sujet un travail, hélas ! interrompu trop vite, et retrouve même fort à propos un cahier jauni dont bien des pages sont restées blanches. Je ferai revivre, en les complétant, ces notes longtemps oubliées. Je recommencerai mes longues courses sous ce ciel pareil au ciel d'Orient, à travers ces rocs mi-africains qui portent le palmier et la figue de Barbarie, le long de ces calanques bleues propices au débarquement de ces plages, où, dans le sable blond, s'enfonçait la proue des galères. Heureux le soir et n'ayant pas perdu ma journée, si je découvre quelque nom de famille ou de lieu dont la con- sonance dise l'origine, si j'aperçois au soleil couchant, 50 LA CHEVRE D OR près de la mer, sur une cime, quelque village blanc avec une vieille tour sarrazine, gardant encore ses créneaux et l'amorce de ses moucharabis. Dans ce pays hospitalier, indulgent aux mauvais chas- seurs, un fusil jeté sur l'épaule me donnera l'accès auprès des paysans. La mission, gratuite d'ailleurs et peu déterminée, que ton amitié, à tout hasard, m'avait obtenue du ministère, me fera bien accueillir des savants locaux, des curés, des instituteurs et me permettra de fouiller les vieux cahiers de tailles, les cadastres, les résidus d'archives. Et, après un mois ou deux de cette érudition en plein air, j'espère te rapporter sinon d'importantes découvertes, du moins un ami bronzé et solide à la place du Parisien ultra nerveux que tu as envoyé se refaire l'esprit et le corps au soleil îî LA PETITE CAMARGUE Mais avant d'entrer en campagne, avant de mettre à exécution tous ces beaux projets, j'aurais besoin de me recueillir quelques jours. Si j'allais demander l'hospitalité à patron Ruf ? Il vit sans doute encore. Nous sommes liés depuis quatre ans, et voici comment je fis sa connais- sance. Je voyageais, suivant la côte de Marseille à Nice, quand un soir, pas bien loin d'ici, aux environs de l'Estérel, mon attention fut attirée par une demeure rustique dent la singularité m'intéressa. C'était, au pied d'un rocher à pic, une de ces cabanes basses spéciales au delta du Rhône, faites de terre battue et de roseaux et d'une physionomie si caractéristique avec leur toit blanc de chaux relevé en corne. Le rocher, évidemment, plongeait autrefois dans la mer ; mais l'amoncellement de sables rejetés là par les courants, l'alluvion d'une petite rivière dont l'embou- chure paresseuse s'étale en dormantes lagunes avaient peu à peu fait de la baie primitive une étendue de limon saumâtre coupée çà et là de flaques d'eau où poussent des herbes marines, quelques joncs et des tamaris. Trouver ainsi en pleine Provence levantine une minus- cule Camargue et sa cabane de gardien avait déjà de quoi me surprendre ; mais mon étonnement fut au comble quand j'aperçus, raccommodant des filets devant la porte, une femme vêtue du costume camarguais. A mon approche l'homme sortit. Je le saluai d'ua 32 LA CHÈVRE D'OR « bien le bonjour I » provençal. Au bout de dix minutes nous nous trouvions les meilleurs amis du monde. Ruf Ganteaume, et plus usuellement patron Ruf, com- promis en 185 1 pour avoir avec son bateau facilité la fuite de quelques soldats de la résistance, s'en était tiré à bon compte, évitant Cayenne et Lambessa, par un internement aux environs d'Arles. Plus heureux que d'autres, en sa qualité de pêcheur, il put gagner sa vie sur le Rhône, se maria et revint au pays après l'amnistie, ramenant une belle fille noire, Tar- dif des Tardif de Fourques et qu'il continuait à appeler Tardive. Ruf et Tardive avaient un fils qu'ils voulurent me pré- senter. On appela : « Ganteaume ! Ganteaume ! » Je m'atten- dais à quelque solide gaillard déjà tanné par le soleil et la mer ; je vis sortir d'une touffe de tamaris un tard venu de dix ans, les cheveux ébouriffés, l'air sauvage, tenant par les pattes une grenouille énorme qu'il venait de cap- turer. C'était M. l'Aîné, porteur du nom, c'était Gan- teaume. Je parvins à apprivoiser Ganteaume et vécus chez ces braves gens toute une semaine. J'avais promis de leur donner de mes nouvelles. Je ne l'ai point fait. Me recon- naîtront-ils après quatre ans?... lis m'ont reconnu, et j'ai trouvé toutes choses en état. Une cabane toujours neuve ; car Ruf, à chaque au- tomne, en renouvelle la toiture en roseaux, et Tardive tous les samedis, Ganteaume tenant le seau où flotte la chaux délayée, rebadigeonne crête et murs, suivant la coutume du pays d'Arles. Comme changement, quelques rides sur la face incrus- tée de sel du patron, et quelques fils d'argent dans les bandeaux grecs de Tardive. Ganteaume, poussé vite, est devenu un vaillant gar- LA PETITE CAMARGUE 33 çonnet aux cheveux frisottants de petit blond qui bru- nira. Ganteaume ne pêche plus aux grenouilles. Quand il ne va pas à la mer, il monte Arlatan, un étalon camar- guais, bîanc comme la craie, vif comme la poudre, que son père, avec le harnachement en crin tressé, les étriers pleins, la haute selle, a ramené de Fourques où il était allé recueillir un héritage. Mon installation fut bientôt prête. Ganteaume, qui couchera à côté de ses parents, m'a cédé sa chambre ; il me semble qu'elle m'attendait. En l'honneur de mon arrivée, on a dîné d'une bouilla- baisse pêchée par patron Ruf lui-même et servie, suivant l'usage, sur une écorce de liège oblongue creusée légère- ment, et pareille à un bouclier barbare. Nous avions cha- cun pour assiette une moitié de nacre, moules gigantesques aux reflets d'argent et d'acajou que les barques, à grand effort d'un câble noué en nœuds coulants, arrachent dans les récifs du golfe. A part ce détail tout local des assiettes et du plat, j'au- rais pu, avec cet horizon d'eaux miroitantes, de tamaris en dentelle sur l'or du couchant, et le clairin d'Arlatan qui tintait, me croire dans quelque coin au bord du Vac- carès, entre la tour Saint-Louis et les Saintes. Derrière les dunes, la vague chantait. Jusqu'à minuit Tardive, belle d'humble orgueil et de noblesse, me fit l'éloge de son bonheur. Ganteaume som- meillait. Patron Ruf fumait sans rien dire. Et j'admirais cet insouciant poète qui, pour que sa femme se sentît heureuse et l'aimât, sur un peu de terre amoncelée par la mer et l'eau d'un ruisseau lui avait fait une patrie. III PATRON RIF Patron Ruf en réalité vit de sa pêche que Tardive, montée sur Arlatan, va deux ou trois fois par semaine vendre à la ville. Mais son orgueil est d'être corailleur. Ne devient pas corailleur qui veut ! Le titre se transmet de père en fils, et les membres de la corporation, une fois reçus, jurent le secret. Un triste métier, paraît -il, que celui de mousse apprenti. Patron Ruf passé par là, couché des journées entières au fond du bateau pendant que l'équipage avant de pro- mener le filet drague dans les hauts fonds, s'orientait, pour reconnaître les endroits propices, sur quelque rocher remarqué, quelque enseignadou de la côte, et ne respirant guère que le soir, quand, la journée finie, le bateau amarré, il s'agissait de chercher de l'eau, de ramasser du bois et de faire la bouillabaisse. A seize ans patron Ruf avait été initié. Et maintenant encore, dès que les mois d'été arrivent, le diable ne l'em- pêcherait pas d'aller rejoindre la flottille des confrères au cap d'Antibes. Expéditions mystérieuses où l'on s'em- barque avec trois jours de vivres, où l'on feint de partir pour Gênes, la Corse, la Sardaigne, bien qu'en somme on ne perde guère la terre de vue. Juin approchant, patron Ruf parle de partir, d'em- mener cette fois Ganteaume. liais Tardive veut garder Ganteaume, et c'est là leur seule querelle. En attendant patron Ruf m'a pris pour second. Tous PATRON RUF 35 les matins nous filons au large jeter le gangui ou bien tendre les palangroites. Hier, la mer est devenue grosse subitement. Un peu de mistral soufflait ! et nous avons dû au retour tirer des bordées, Patron Ruf tenait la barre et ne parlait pas. Ganteaume courant pieds nus sur le plat bord était tout entier à sa voile et à ses cordages. Et tandis que ies grandes lames, lentes et lourdes, sans écume, se déroulaient sous le soleil pareilles à du plomb fondu, je m'amusais, passager inu- tile, à regarder la côte aride, les collines échelonnées mon- tant et s 'abaissant les unes derrière les autres selon que la bordée nous rapprochait de la rive ou bien nous rame- nait au large. A la cime d'un pic, dans le soleil, une tache blanche brillait. Je demandai : — Est-ce un village? — Le Puget..., répondit patron Ruf sans lâcher sa pipe. — "Le Puget -Maure ! ajouta Ganteaume. L'aspect du lieu, ce nom sarrazin, surexcitaient ma curiosité savante. J'aurais voulu d'autres détails. Mais patron Ruf, furieux d'un coup de barre donné à faux, s'obstinait dans sa taciturnité, et malgré mon impatience, je dus me résigner à attendre que la belle humeur lui revînt avec le beau temps. Aujourd'hui le vent a augmenté. Au Cagnard entre deux buttes de sable tiède où le vif soleil des jours de mistral allume les paillettes du mica, nous causons, patron Ruf et moi, tandis que là-bas Tar- dive cuisine et que Ganteaume court sur la plage ramas- sant, pour me les montrer, des coquilles, des os de seiche, des pierres ponce et les épis d'algue feutrés en boules brunes que rejette au milieu de flocons d'écume la colère de la mer. Dans nos conversations, c'est généralement de poli», tique qu'il s'agit. 36 LA CHÈVRE D'OR Grave, rasé, l'air d'un Latin, patron Ruf, plus que jamais, maintient la République. Paris le piéoccupe beau- coup ; il en admire les grands hommes, et n'ayant guère pour lecture qu'un vieux Plutarque dépareillé, il se le figure comme Rome ou Athènes. Il possède dans sa cabane un buste en plâtre de Marianne qu'il appelle sérieusement la déesse et qui fait pendant à une sainte Marthe domptant la tarasque, que Tardive apporta d'Arles. Les jours de fête, Tardive partage ses fleurs entre sainte Marthe et Marianne. Parfois aussi elle se révolte : — Eh té ! qu'est-ce qu'elle peut nous donner de plus ta République? N'avons-nous pas une maison, un bon bateau, un bel enfant?... A quoi patron Ruf répond : — Tout le monde n'est pas comme nous. Il y a des pauvres dans les grandes villes. Les femmes ne com- prennent pas ça : mais la gloire de la République, c'est d'améliorer le sort des pauvres. Pour une fois cependant nous laissons la politique tranquille. Encore préoccupé de notre traversée d'hier, j'ai remis sur le tapis ce village du Puget-Maure, entrevu de loin et si étrangement perché. — Drôle d'idée de vouloir vous perdre dans ce paradis des couleuvres ! Le Puget n'est plus même un village. Il y a cent ans, je ne dis pas. Mais depuis, ce qu'il pouvait rester de bon là-haut, terre et habitants, est descendu en plaine. Le roc seul est resté, avec une vingtaine de familles qui font semblant de cultiver ce que la pluie a laissé dans les creux. Et quelles familles ! des gens à figure de bohé- miens qui ne se marient qu'entre eux, par fierté, disent- ils, mais aussi par misère. Tout ce vilain monde n'aurait qu'à mourir de sa belle faim. Seulement Les femmes, un peu sorcières, vont à la ville les jours de marché vendre des fromageons et des plantes de montagne. Les hommes, eux, braconnent malgré les gendarmes, et la poudre ne leur coûte pas cher. PATRON RUF 37 Patron Ruf ne se doute pas qu'en disant du mal du Puget-Maure, il ne fait qu'augmenter mon désir. — Vous ne trouverez même plus de route. Il en exis- tait une autrefois, L'orage l'a changée en ravine, et les gens de Puget se croient trop grands seigneurs pour faire métier de cantonniers. Mon obstination pourtant a fini par vaincre les résis- tances de patron Ruf, qui, Romain dans le sang, hait par instinct ces races bédouines, et, vieil homme de mer, considère comme une aventureuse expédition cette marche de quelques heures en montagne. Patron Ruf s'est même rappelé fort à propos qu'il pos- sédait là-haut un ami. — Un ancien capitaine caboteur, brave homme mais un peu fou, qui s'est mis en tête d'aller vivre au Puget- Maure avec sa fille. Ils habitent le château. Vous verrez ce château : je ne le changerais pas pour le mien. Que patron Ruf déverse à l'aise son mépris sur le Puget- Maure ! L'important c'est qu'aussitôt le beau temps revenu, il doit me conduire en barque jusqu'à la calanque d'Aygues- Sèches, où tombe le Riou qui passe au Puget. Je pourrai de là, paraît-il, en remontant le ht du torrent, gagner le village sans trop de peine. Les torrents, ici comme en Grèce, sont encore pendant l'été les plus praticables des chemins. IV LA CALANQUE Patron Ruf m'a ménagé une surprise. Pendant que nous irons par mer, Tardive, montée sur Arlatan avec Ganteaume en croupe, portera par le sentier ordinaire, — il en existe un décidément, — mes bagages jusqu'au Puget. Puis Tardive reviendra seule, me lais- sant Ganteaume comme page pour une quinzaine. C'est l'époque où patron Ruf éprouve le besoin d'aller pêcher du corail, et Ganteaume lui devient inutile. Patron Ruf cependant ne pardonne pas encore au Puget. D profite que nous sommes seuls sur l'eau bleue pour recommencer sa diatribe. Mais n'osant pas attaquer de face, il y arrive par un détour. Il me raconte — pourquoi diantre me raconte-t-il cela? « — que le coin de golfe où nous naviguons recouvre une ville disparue, on ne sait quand, au temps de « la louve de marbre ». Lorsque la mer, comme aujourd'hui, est très unie, on aperçoit distinctement des murs de cirque, des colonnes. — Tout un Arles, là-bas, à dix brasses. Regardez plu- tôt I Je regarde et n'arrive guère à distinguer, avec de gros oursins roulant sur leurs piquants et des poissons aux renets de métal qui passent, qu'un fond inégal, noir d'algues flottantes. Patron Ruf, plus heureux, découvre toute sorte de choses. Il s'exalte. Il parle de coupes d'argent, de dieux LA CALANQUE 39 en bronze, autrefois ramenés dans le filet des pêcheurs, d'une jarre pareille à un bloc de rocher sous sa couche de coquillages, mais pleine de pièces d'or, qu'un enfant trouva, roulée dans le sable, un lendemain de tempête. — Ah, si tout l'or caché qui dort inutile, paraissait au jour ! Et, vieux républicain en qui revit lame des Gracques, »e voilà, pétrissant le monde à sa fantaisie, un monde où chacun naîtrait riche, où les braves gens seraient heu- reux. Si pourtant, quelque jour, en jetant le « gangui », il accrochait lui aussi un bout de trésor? on saurait s'en servir tout comme un autre. Nous voyez- vous, moi en monsieur, Tardive en dame et Ganteaume avec des escarpins vernis ! Attention : patron Ruf se raille lui-même ; et quand un Provençal se raille il n'est jamais long à railler quelqu'un autre. Maintenant c'est aux gens du Puget-Maure qu'en a patron Ruf. Ils possèdent eux aussi un trésor, et c'est ce qui les rend si fiers, une chèvre en or qu'on rencontre la nuit broutant la mousse des montagnes. Jamais per- sonne n'a pu la prendre tant elle court vite. Mais l'espoir fait vivre quoiqu'il engraisse peu, et si les Mouresq, comme on les appelle, sont tous maigres, c'est que depuis longtemps, pécaïré ! ils ne vivent guère que d'espoir. Patron Ruf, ayant cette fois tout dit, se mit à rire silencieusement, les dents serrées sur son tuyau de pipe. Il riait encore en débarquant au bas des falaises d'Aygues- Sèches. Il s'arrêta seulement de rire pour notre déjeuner d'adieu préparé d'avance par Tardive, et que nous aug- mentâmes de quelques douzaines d'arapèdes noblement moussus, cueillis au couteau dans hcs. V DANS LE VALLON Patron Ruf m'a dit : « Le vallon passe juste sous le village ; en le remontant tout droit, au bout de deux petites heures, vous serez rendu au Puget. » Un berger de quinze ans qui, laissant son chien faire la garde, s'amusait à tailler en figurines les nodosités baroques d'un bâton de caroubier, confirme ces rensei- gnements. Le voyage est charmant d'abord dans ce lit de torrent qui, au loin, roule sous la brise venue de la mer de grandes fleurs et des herbes grises. Par malheur, ni patron Ruf, ni le berger, ne m'ont averti d'un point important. C'est qu'un pas plus haut, l'orage, mauvais cantonnier, a laissé en route les trois quarts au moins des cailloux roulés et des rochers que son flot boueux devait charrier à la grève. De sorte que, maintenant, ma marche vers le Puget-Maure n'est plus qu'une série de périlleuses escalades à travers des cas- cades sèches, amas de pierrailles et de blocs traîtreuse- ment polis, que rend plus glissants encore un tapis d'ai- guilles de pins. Combien durèrent les deux heures? je l'ignore ! le temps passe vite lorsqu'on fait ce ridicule métier de s'accrocher, sans repos ni trêve, des pieds, aux aspérités de la pierre ; des mains, à quelque touffe de ciste, de lentisque, à quelque branche de figuier sauvage, dont les feuilles froissées m'entêtaient de leur forte odeur. Toujours est-il que le soleil, violent encore, baissai* DANS LE VALLON 41 déjà quand à un détour le Puget-Maure m'apparut. Il me semblait tout près, à portée de la main, derrière ce der- nier promontoire. Mais un promontoire franchi, un autre aussitôt se dressait, puis disparaissait, laissant voir ce fan- tastique petit village que je m'imaginais toujours être sur le point d'atteindre, et qui, à chaque fois, s'éloignait. Le paysage avait changé. Je m'en aperçus seulement à l'heure où, exténué, je m'étendis le dos dans l'herbe, sous un bloc roulé. Ce n'était plus les blancheurs calcaires des falaises au bord du golfe ; mais, comme si un antique volcan eût déversé là ses coulées, deux hautes murailles porphy- riques dont les innombrables paillettes s'allumaient aux rayons rouges du couchant. Puis, sur ce sol de feu où les rayons se concentraient, une végétation africaine : de grands aloès, des cactus, et, çà et là, martyr écorché, le tronc saignant d'un chêne-liège. La chaleur devenue intense, comme cela arrive à la tombée du jour, faisait partout craquer les écorces, pleurer les résines, et se mou- rir dans un crescendo exaspéré l'aride chanson des cigales. Il faut croire que je m'endormis. Oui ! je m'endormis, et fis tout de suite un rêve étrange, longtemps continué, pendant lequel il me sembla vivre des années et des années. En quête de trésors cachés, je par- courais des pays inconnus, des royaumes chimériques ; mais toujours le rêve me ramenait à une vallée fermée, aux flancs couleur de feu, incrustés d'escarboucles, où, souffrant d'une soif ardente, je poursuivais la chèvre d'or. J'étais sur le point de la saisir, j'apercevais distincte- ment, à deux pas de moi, dans un buisson, ses yeux mali- cieux, ses cornes qui luisaient... Un chevrotement distinct et rapproché, un léger tin- tement de clochette me réveillèrent. J'ouvris les yeux et crus d'abord qu'une hallucination prolongeait mon rêve. Mais non 1 quoique s'assombrissant de minute en mi- nute sous L$ crépuscule survenu pendant ce long sommeil. 42 LA CHÈVRE D'OR je reconnaissais le paysage admiré tantôt dans sa splen- deur ensoleillée ; et c'était bien une chèvre en chair et en os qui, à la cime d'une roche aiguë, les quatre pieds joints, me regardait. Ses cornes luisaient, ses sabots luisaient, sa toison avait des reflets fauves. J'avançai doucement pour la regarder de plus près, mais ma familiarité l'offensa. Elle fit un bond, disparut un instant, puis reparut sur une autre roche. A la place qu'elle quittait, où ses sabots avaient posé, la pierre rouge semblait frottée d'or. Je ne pus m'empê- cher de sourire : « Patron Ruf aurait-il eu tort de railler, aurais- je, pour mes débuts dans ce pays, rencontré la chèvre d'or de la légende? » Cependant, l'espiègle chèvre jaune, comme eût fait sans doute la chèvre d'or véritable, semblait m'attendre et me provoquer. J'avançai encore ; elle repartit, cornes en avant cette fois, dans un épais fourré de lentisques où, d'abord, elle s'empêtra. Je la tenais déjà, je caressais son poil rude et roux, quand d'un simple effort, rompant l'obstacle des branchages, elle retomba, bondissante et libre, de l'autre côté. Quelque chose tinta, sa clochette sans doute qui s'était détachée. Car je trouvai sous le buisson une de ces cla- vettes en forme de demi-croissant dont les bergers se servent pour boucler le collier de bois que les chèvres portent au cou. Je cherchai vainement la clochette. Plus lourde, elle avait dû rebondir et rouler dans un creux, où, parmi les pierres, un peu d'eau coulait. La chèvre était loin, elle courait. Piqué au jeu, inté- ressé par le mystère, je me mis à courir aussi, sans trop butter : pourtant maintenant nous suivions une manière de chemin. Et j'étais déjà tout près d'elle, quand, sous la lune qui se levait, d'un dernier saut, comme par mi- racle, je la vis soudain disparaître dans la masse même d'un roc qui semblait barrer le vallon. DANS LE VALLON 43 En même temps, au-dessus de moi, à cinquante pieds, j'entendis un bruit de voix, un son de cloches ; et, levant la tête, je m'aperçus au déchiquetage des toits sur le ciel, à la silhouette des gens causant accoudés en haut d'une terrasse, que ce que j'avais pris pour un roc était pro- bablement un village. — Holà ! criai-je, est ici le Puget? — Ici même, vous n'avez qu'à suivre le sentier, mon- ter l'escalier et passer la porte. Je suivis un étroit sentier que continuaient tant bien que mal des degrés taillés dans la pierre. Je passai sous un portail bas, veuf de ses battants, mais encore surmonté de vagues armoiries. Une vieille femme m'indiquait l'au- berge. Et, malgré les sinistres prédictions de patron Ruf, je pus, après un souper que l'appétit me fit trouver déli- cieux, dormir dans un lit blanc dressé au beau milieu d'une chambrette plus blanche encore, dont les ogives bizarres, jusqu'au moment où le sommeil ferma mes pau- pières, me donnèrent l'illusion d'une humble et rustique Alhambra. VI LA CHÈVRE D'OR J'avais oublié la chèvre. Ganteaume, au matin, me la rappelle. Arrivés tard avec Arlatan, il a couché, Tardive aussitôt repartie, chez cet ancien capitaine dont patron Ruf hier me parlait. Ganteaume m'apporte ma valise. En la posant sur la table, il découvre un fragment de rocher rouge, luisant de paillettes, ramassé par moi ma- chinalement à l'endroit où la chèvre m'était apparue. Il s'extasie, il me demande si toutes ces paillettes sont du vrai or. La clavette aussi l'intéresse. Généralement les clavettes sont en buis taillé au couteau, et Ganteaume me fait remarquer que celle-ci est en ivoire. Puis il me quitte pour aller chercher mes livres. De- meuré seul, je réfléchis. Bien avant les récits de patron Ruf, je la connaissais sa légende, et dans tous les coins de Provence j'avais ren- contré la chèvre d'or. Aux Baux, errant les nuits de lune à travers les palais abandonnés et courant le long des abîmes ; non loin d'Arles, à Cordes, autour du mystérieux souterrain taillé dans le roc, en forme d'épée ; près de Vallauris, du Val d'Or, sur ce plateau semé d'étranges ruines, qu'on appelle également Cordes ou Cordoue, et d'où la vue s'étend si belle par delà les bois d'orangers qui font ceinture au golfe Juan, jusqu'aux îles de Lérins, Sainte-Marguerite, Saint- LA CHÈVRE D'OR 45 Honnorat, brillantes et blanches au milieu de la mer. Partout la légende se rattachait aux souvenirs de l'oc- cupation sarrazine, et partout il s'agissait d'une chèvre à la toison d'or, habitant une grotte pleine d'incalcu- lables richesses, et menant à la mort l'homme assez auda- cieux pour essayer de la suivre ou de s'emparer d'elle. Ainsi ma demi-hallucination s'explique de la façon la plus naturelle du monde. La chaleur était accablante sous les pins, et, la tète encore lourde des bavardages de patron Ruf, il n'est pas étonnant que, m'étant endormi, j'aie rêvé trésors et qu'au réveil j'aie un instant pris pour la chèvre d'or la première chèvre venue. Les chèvres rousses ne sont pas rares. A Naples je me souviens d'en avoir vu tout un troupeau au pied du tom- beau de Virgile. Si les sabots de ma chèvre luisaient avec des reflets de diamant, c'est que sans doute elle les avait polis à courir dans l'herbe sèche et les pierrailles. Si ses cornes luisaient aussi, c'est qu'elle aimait fourrager tête en avant, au milieu du feuillage dur des myrtes et des lentisques. Quant aux traces laissées par ses sabots, j'étais suffisam- ment -géologue pour constater au seul examen du peu précieux caillou admiré de Ganteaume qu'il s'agissait bien d'un fragment de porphyre rouge où s'incrustaient des grains de mica. La clavette pourtant m'intriguait. Je la montrai à l'aubergiste. — Ceci, me dit-il, en prenant un air grave, est une clavette de sonnaille ; mais bien qu'ayant, dans le temps, gardé les troupeaux, je n'en vis jamais la pareille. D'abord, si je ne me trompe, on la croirait en fin ivoire. Et puis remarquez ces dessins : les bergers d'aujourd'hui ne savent plus travailler ainsi. Ça doit être vieux comme les chemins. L'homme qui fit la clavette doit être mort depuis longtemps, et aussi la bête qui la portait au cou. 40 LA CHÈVRE D'OR Je jugeai inutile de détromper l'hôtelier en lui racon- tant comme quoi la chèvre qui avait perdu la clavette se trouvait vivante, et bien vivante. — Que la clavette soit ou non ancienne, un morceau d'ivoire; aura toujours pu tomber par hasard entre les mains d'un pâtre qui se sera amusé à le sculpter. Il n'en est pas moins vrai que si le pâtre en question, un pâtre quelconque, ou Ganteaume, en faisant la même trouvaille, avait vu, comme moi, fuir dans l'éblouisse- ment du couchant une chèvre aux poils rutilants et fauves, si comme moi il avait remarqué sur les pierres que ses sabots effleuraient des taches d'un éclat métallique, rien ne l'eût empêché de croire que réellement la chèvre d'or lui était apparue. J'aurais voulu être ce pâtre. Je serais retourné au vallon chaque soir, ému de ter- reur et d'espérance, pour la guetter, pour la traquer mal- gré périls et précipices, par les lieux sauvages qu'elle hante, jusqu'au trésor, jusqu'à la grotte. Et cette naïve illusion aurait, du moins pendant quelques heures, pen- dant quelques mois, éclairé ma vie. VII AU BACCHUS NAVIGATEUP Ganteaume ne revenant pas, je pris le parti de visiter le village. Vrai nid à pirates, ce Puget, haut perché sur son roc d'où Ton voit la mer au lointain à travers les lances aiguës des végétations barbaresques. Pas de remparts : les maisons en tenaient lieu, s'ali- gnant au ras de l'abîme et percées de rares et étroites fenêtres qui pouvaient au besoin servir de meurtrières. J'ai voulu faire tout le tour, descendre au vallon par- couru hier, et j'ai reconnu la vieille porte par laquelle j étais entré. Au dedans, des ruelles en escalier, de longs couverts sombres et frais, puis, avec la fontaine et le lavoir, une placette entourée d'arcades blanches. Beaucoup de mai- sons vides, ouvertes à tous les vents. L'herbe y croît, la marjolaine y embaume dans les débris des plafonds effon- drés ; et c'est, entre les fenêtres sans volets ni vitres, et les toits dont les trous laissent voir le bleu du ciel, un chasse-croisé d'hirondelles. Si je m'aventurais dans ce dédale? j'essaye, attiré par le pittoresque, mais je dois bientôt battre en retraite. Hommes et femmes, assis sur les seuils, me regardent, oh ! sans malveillance, mais avec un étonnement marqué. Voilà bien les demi-sauvages que m'avait annoncés patron Ruf. Ils me saluent pourtant lorsque je les salue. Mais la rue leur appartient et je me sens intrus chez eux. Vite, retournons à la placette-! 48 LA CHÈVRE D'OR Ganteaume était là. Il me cherchait. « Depuis plus de deux heures ! » ajoute-t-il en bon Méridional amplifica- teur qu'il est déjà. Quelqu'un m'attend, paraît -il, M. Honnorat Gazan, le capitaine ami de patron Ruf. Tardive lui a parlé de moi, et il a tenu à me faire le premier sa visite. Je retourne donc à l'auberge, et gravis, toujours pré- cédé de Ganteaume, son beau perron en pierre froide, à qui les chaussures paysannes et les glissades des gamins ont donné le poli du marbre vert, après avoir au préa- lable admiré, détail qui m'échappa ce matin, l'étonnante enseigne : Au Bacckus navigateur, — représentant un enfant joufflu, coiffé de raisins, à cheval sur un tonneau qu'assiègent les flots en furie. En effet M. Honnorat m'attendait, tranquillement d'ailleurs, auprès d'une bouteille de muscat, dans la grande salle du Bacchus aussi obscure qu'un café arabe, les volets en étant fermés par crainte du soleil et des mouches. On se serre la main à tâtons ; mais les yeux peu à peu s'habituent au demi-jour, et la connaissance, grâce au muscat, se trouve au bout d'un moment faite et parfaite. M. Honnorat, Gazan Honnorat, est justement le maire du Puget. En cette qualité, il a la garde des archives, c'est- à-dire qu'il détient la clef d'un vieux coffre relégué dans un galetas. — Si vous n'avez peur ni de la poussière ni des rats, votre visite arrive à point. En fouillant dans nos pape- rasses vous leur rendrez un vrai service. Saladine, ma gouvernante, vieillit et les néglige. Elles doivent avoir grand besoin d'être époussetées. Au fond M. Honnorat est plus savant qu'il ne voudrait le paraître. Comme j'expose mes projets, il m'avoue avoir lui-même dans le temps entrepris, puis abandonné un travail analogue à celui que je rêve : la monographie du Puget-Maure, ainsi nommé, m'a?sure-t-il, parce que, AU BACCHUS NAVIGATEUR 49 grâce à une situation naturellement fortifiée, des Sarra- zins s'y maintinrent même après la suprême défaite et la destruction du Fraxinet. — C'est fort curieux, et vous auriez dû... — Oui ! j'aurais dû continuer. Mais que voulez- vous? Les Provençaux, ceux d'ici en particulier, sont tous les mêmes. Jusqu'à cinquante ans, de la poudre ! et puis la paresse vous gagne, on engraisse et on devient Turc. M. Honnorat me donne des détails. Trop éloignés de la mer pour fuir, les habitants du Puget -Maure avaient dû se faire respecter. Assez tard, vers le quinzième siècle, ils s'étaient convertis tant bien que mal et mêlés aux gens du voisinage. Mais la race sub- sistait ainsi que certaines coutumes caractéristiques. Et M. Honnorat citait des familles : les Quitran, les Goiran, les Roustan, les Autran : — Tous ces noms en an, disait-il, sentent leur origine arabe. Nous en tenons aussi, nous autres les Gazan ; et, si vous avez de bons } r eux, vous pourrez distinguer sur notre porte un restant d ecusson de tournure assez maugrabine. Je n'ai pas eu le temps de vérifier la valeur des théories ethnographiques et linguistiques du brave M. Honnorat. En tout cas, ces maigres et bruns paysans, d'une dis- tinction si sauvage sous leurs habits de laine couleur de la bête, représenteraient aisément des pirates fort con- venables. M. Honnorat lui-même, avec son grand nez, son air calme et digne, les sentences fatalistes qui, lors- qu'il retire sa pipe pour parler, roulent le long de sa forte barbe, plus rare près des oreilles et autour des lèvres, me fait par moment tout l'effet d'un vrai serviteur de prophète. Mais le muscat est terminé, M. Honnorat, à toute force, veut me montrer son château, me présenter à sa fille. Il est veuf, paraît-il, et possède une fille charmante. Nous voilà donc nous dirigeant vers le château planté au coin de la placette, château qui ressemblerait à toutes les 50 LA CHÈVRE D'OR maisons sans un assez beau portail d'aspect féodal et rustique et sans une tour à terrasse, jadis forteresse, aujourd'hui colombier, dont les murs revêtus sur trois faces, par le soleil, d'une croûte couleur de brioche, s'ef- fritent sous l'influence de l'air salin du côté qui regarde la mer. VIII LES PAPILLONS BLANCS — Norette ! Norette ! criait, de son creux d'ancien caboteur, M. Honnorat debout au pied de la tour. — Norette!... Mais Norette ne répondait point. — Ah ! vous pouvez bien l'appeler jusqu'à demain, inter- rompit une voix irritée, mademoiselle a quitté le four, me laissant seule, avec tout le souci, aussitôt la fougasse faite. Maintenant mademoiselle est sous les toits, à son grai- nage ; et quand mademoiselle est à son grainage, le Père Etemel pourrait tonner qu'elle ne se dérangerait pas. La personne qui, sans en être priée, se mêlait ainsi à la conversation suivant le patriarcal usage de Provence, était une grande femme maigre et sèche en qui tout de suite et même avant que M. Honnorat ne lui eût dit : a Posez donc vos pains pour vous fâcher plus à l'aise, Saladine ! » j 'avais deviné la gouvernante du château des Gazan, aussi dévouée que tyrannique. Sur sa tête, classiquement couronnée du petit coussin rond des cariatides, elle portait en équilibre une large planche couverte de pains fumants et tenait sous le bras, dans une serviette, un de ces gâteaux minces, faits avec la pâte du pain que les ménagères étalent, la picotant du bout des doigts et l'arrosant d'huile, devant la gueule ouverte du four. — Voilà ! soupirait M. Honnorat, voilà ce qu'il nous aurait fallu tout à l'heure pour faire passer le muscat. On y pensera une autre fois; goûtons-y tout de même en attendant. 52 LA CHÈVRE D'OR Je rompis un angle et déclarai, sans avoir besoin de mentir, la fougasse délicieuse. M. Honnorat, lui, ne se prononçait pas. — On y a peut-être épargné l'huile?.,. Mot imprudent qui aussitôt redéchaîna les fureurs de Saladine. — Épargné l'huile? si pouvez dire ! La bouteille entière y a passé, une bouteille d'huile vierge dont chaque goutte vaut son pesant d'or. Seulement nous avons trouvé là cinq ou six femmes qui cuisaient, et Mlle Norette, comme toujours, a voulu arroser leur fougasse. C'est un gaspillage, un massacre. Si la pauvre Mme Gazan vi- vait !... M. Honnorat m'avait pris par le bras : — Je connais Saladine. Elle en a encore pour une bonne petite heure à tempêter; sauvons-nous sous les toits, vous verrez grainer, c'est intéressant. Un escalier noir, un palier noir; puis une porte qui s'ouvre, et, dans le carré clair de la porte, un fourmille- ment d'argent et d'or. — Mlle Gazan; l'ami du patron Ruf... Instinctivement je salue; et, la première surprise des yeux passée, je regarde autour de moi et me rends compte. Nous sommes au grenier, un grenier où de toute part le soleil entre comme chez lui. L'or, c'est des chapelets de cocons suspendus à des barres transversales et si serrés qu'ils forment tenture; l'argent, des papillons blancs accrochés le long des cocons. Prudemment, baissant la tête pour ne rien heurter, nous pénétrons dans le sanctuaire à la suite de Mlle No- rette et de Ganteaume qui, depuis hier, s'est constitué son page. M. Honnorat me raconte que Aille Norette, la soie étant à vil prix et la graine au contraire se vendant très cher, a eu l'idée de faire exclusivement du grainage. Elle y réussit depuis deux ans. L'argent qu'elle gagne est pour elle. De tous temps, dans les familles de bonne bour- LES PAPILLONS BLANCS 53 geoisie, l'élevage du ver à soie a été considéré comme occupation noble à laquelle on peut se livrer sans déchoir. La graine du Puget-Maure est recherchée, car on ne fa- brique pas de bonne graine partout. C'est un travail d'attention et de conscience. Il faut trier les cocons avec grand soin ; il faut examiner au microscope, suivant la méthode Pasteur, les papillons douteux ou malades... Et le voilà qui m'explique tout en détail : les cocons de choix mis en chapelets, — il dit fdanes, — délicatement, l'aiguille dans la bourre, sans qu'elle offense le cocon ; les papillons qui sortent, mâles et femelles, la femelle immobile, attendant, le mâle frissonnant du corps et des ailes ; comme quoi les uns s'accouplent d'eux-mêmes, comme quoi il faut marier les autres et après cela les démarier, noyant les mâles inutiles désormais, tandis que les femelles, sur un cadre garni de toile, pondent leurs œufs, la graine ! pareils à un semis serré de petites perles incolores d'abord, puis jaune paille, puis violettes, puis gris de plomb. D'autres ont des procédés compliqués, des sacs en mousseline, des casiers où chaque cocon est isolé. Lui s'en tient aux procédés simples... Mais je ne l'écoute que vaguement. Je regarde Mlle Norette, brune, frêle, presque une enfant, sauf la précocité orientale du corsage, Mlle No- rette qui s'est remise au travail, et, souriante, sans penser à mal, avec une ingénue chasteté, une cruauté ingénue, de ses fins doigts ambrés marie et démarie les papillons femelles dont visiblement le cœur s'ouvre, les mâles tout vibrants d'une palpitation de désir. IX INSTALLATION DANS LA TOUR Oui ! une enfant, cette Mlle Norette. Tout à fait une enfant : ses yeux le disent, que rien ne semble inquiéter, très noirs, malicieux et doux, innocemment ouverts sur la vie. Elle est femme par la volonté. Ayant perdu sa mère à douze ans, entre un père ami du repos et la rugueuse Saiadine, depuis c'est elle qui gouverne. Oh ! sans paraùre commander. Seulement, avec ses airs de bon tyran, M. Konnorat ne fait que ce qu'elle a bien voulu approuver d'avance, et, malgré ses colères et ses cris d'aigle, Saiadine elle-même lui obéit. Mlle Norette a dû vouloir que je m'installe au château, car M. Honnorat, à force d'instances, m'y a décidé, et, ce matin, Saiadine me déménage. Il parait que le Bacchus navigateur, avec ma chambre attenante à la salle commune, et toujours pleine, par les trous de la cloison, du bruit des joueurs et du bourdon- nement des mouches, n'était pas un logis convenable pour moi. — Et puis, me dit M. Konnorat, que penseraient les gens s'ils savaient que je laisse à l'auberge, comme des colporteurs ou bien des comédiens, le fils et l'ami du patron Ruf? J'ai donc quitté le Bacchus navigateur où je continue- rai pourtant à prendre mes repas avec Ganteaume. M. Honnorat nous offre, à Ganteanme et à moi, toute une tranche de sa tour. INSTALLATION DANS LA TOUR 55 La chose au Puget n'a rien qui choque. Habiter sous le même toit, même quand sous ce toit est une jeune fille, n'implique pas l'intimité. Les maisons ont souvent trois, quatre propriétaires ; chacun occupe son coin sans s'in- quiéter du voisin, et, en cas de procès, on ne se reconnaît pas toujours aisément dans l'enchevêtrement des étages. Retrait un peu haut, cette tour, mais charmant, comme fait pour moi. Les archives sont au-dessus, dans une manière de galetas, ce qui rendra tout à fait commodes mes recherches. Et, pour ne pas perdre de temps, tandis que j'écoute, à travers le plancher, Saladine et Norette, l'une grondant, l'autre riant, remuer des meubles, j'ai passé toute une après-midi délicieuse à secouer ces papiers jaunis, ces par- chemins recroquevillés d'où monte le parfum des âges. Plu- sieurs chartes que je me réserve d'étudier, un terrier de 1400 où les noms de lieux sacriiègement travestis par nos em- ployés au cadastre, les noms de famille disparus, appa- raissent dans leur originelle vérité sous l'écorce d'un rude provençal paysan ou d'un latin naïvement barbare. Après le galetas, il y a la terrasse : terrasse à la mode du pays, bordée d'un haut parapet en bâtisse qui va diminuant, suivant la pente du toit dallé, de façon qu'à l'extrémité de la pente on puisse s'accouder pour voir le paysage et que, sur les trois autres faces, on trouve toujours un coin d'ombre fraîche en été, un coin de soleil en hiver. Perché comme un guetteur, je pourrais au loin voir passer patron Ruf et sa voile blanche. Un ruisseau chante sous la tour. Des sources invisibles filtrant au pied du rocher l'alimentent. Mais à cent mètres, le ruisseau cesse de luire dans le lit pierreux du vallon, tari tout de suite qu'il est par les saignées qu'y pratiquent les propriétaires d'une infinité de jardinets dont les muraillettes en pierre sèche vont dégringolant la montagne. $6 LA CHÈVRE D'OR Ici on se rend très bien compte, topographiquement, de l'histoire du Puget-Maure. Au temps jadis, avant les défrichements et les cultures, l'eau des sources devait descendre abondante jusqu'à la mer ; et l'aride calanque d'Aygues-Sèches servait alors d'aiguade aux marins. Peut-être les Phéniciens et puis les Grecs eurent-ils là un petit port? Mais à coup sûr les Sarrazins connurent la plage et y abritèrent leurs barques légères. Plus tard seu- lement ils montèrent et s'établirent au Puget demeuré tel qu'ils l'ont bâti, avec ses rues en escaliers où les mai- sons penchantes s'entre-baiseraient si de loin en loin une voûte, un arceau n'y mettaient bon ordre. Gardent-ils quelque vague souvenir de leur origine, ces hommes qui, là-bas, leur travail fini, devant la vieille maison commune, accoudés comme moi au parapet d'une terrasse, contemplent obstinément, dans l'espérance de je ne sais quoi qui doit venir, la mer, le chemin bleu de l'antique patrie oubliée? Un « Monsieur ! hé ! Monsieur ! » interrompt mes réflexions archéologiques. C'est Saladine inquiète, affairée, qui s'avance vers moi, se retournant pour voir si quelqu'un ne la suit pas. Pourquoi ces airs mystérieux, et que peut bien ma vouloir Saladine? X CLAVETTE ET CLOCHETTE Il paraît qu'en rangeant le léger bagage rapporté du Bacchus navigateur par Ganteaume, Mlle Norette s'est montrée fort surprise de découvrir, au milieu de mes livres et de mes papiers, la fameuse clavette en ivoire. Elle a interrogé Ganteaume qui ne lui a rien appris sinon que la clavette m'appartenait. Maintenant elle voudrait savoir comment cette clavette est arrivée dans mes mains. Je raconte alors très simplement à Saladine la rencontre que j'eus de l'étonnante chèvre jaune qui me fit tant cou- rir tout le long du vallon, il y a trois jours, le soir même de mon arrivée. — Mais c'est Jeanne que vous avez rencontrée ! — Jeanne? — Oui, Jeanne, la chèvre de Mlle Norette, notre chèvre, qui précisément, ce jour-là, après avoir, tant elle est mali- cieuse, arraché avec ses cornes le piquet qui l'attache au pré, rentra son collier de travers, prêt à tomber, la lanière pendante, ayant perdu clavette et clochette. Voilà bien maintenant la clavette, mais c'est la clochette qu'il fau- drait. Mlle Norette a pleuré, et M. Honnorat, s'il apprend cela, risque d'en faire une maladie... Une clochette en argent, monsieur, que, depuis des cents et cents ans, les Gazan ont dans leur famille ! Si vous vous rappeliez l'en- droit? on pourrait peut-être la retrouver... Alors à son tour, timidement, Mlle Norette, qui atten- 58 LA CHÈVRE D'OR dait dans l'escalier le résultat de l'ambassade, s'est appro- chée. — Surtout, monsieur, je vous en prie, que mon père n'en sache rien. La nuit tombait. J'ai promis de retourner au vallon dès la première aube pour essa3 7 er de reconnaître le buis- son que traversait la chèvre, quand, dans la nuit, il me sembla entendre quelque chose tinter. Et ce matin je suis retourné au vallon. Singulier pré- lude à mes travaux savants que cette recherche d'une clochette égarée ! Heureusement le bloc de porphyre rouge sur lequel s'est un instant posée la chèvre pourra servir à me guider. Voici bien le buisson, l'endroit où tomba la clavette, et, en bas d'une pente rocheuse, polie au passage des paysans et de leurs bêtes, le trou d'eau où la clavette a dû rouler. Quelque chose de blanc tremblait au fond : c'était la clochette. Je l'ai retirée ruisselante, et tout de suite j'ai compris l'importance que M. Honnorat et Mlle Norette atta- chaient à sa possession. Cette clochette, curieusement ouvragée dans le goût sarrazin, portait, en ourlet sur l'extrême bord, une ma- nière d'arabesque que je pris d'abord pour un pur caprice ornemental, mais qui, plus attentivement examinée, me parut constituer une étrange inscription en grec très ancien mêlé de caractères cou tiques. Le tout me parut rentrer avec un singulier à-propos dans le cadre de mes études. Je songeais donc à transcrire l'inscription, me réser- vant — car je m'entends un peu en cryptographie — de ia déchiffrer à loisir, quand Mlle Norette est accourue. Sa chèvre jaune la suivait, pareille d'ailleurs à toutes les chèvres et nullement fantastique au grand jour. Mlle Norette m'a repris la clochette, riant et me remer- CLAVETTE ET CLOCHETTE 59 ciant ; elle l'a suspendue au cou de Jeanne qui aussitôt s'est mise à courir devant sa maîtresse vers le village. M. Honnorat grondait lorsque nous rentrâmes : — Est-ce raisonnable, Norette, de fier ainsi cette clo- chette d'argent à la chèvre? Un joui" ou l'autre tu peux- la perdre ! — Tu vois bien, père, qu'elle n'est pas perdue. — Sans doute ! mais des gens l'ont vue. Cela fait tou- jours parler les gens... Et, de sa voix doucement entêtée : — J'aime assez faire parler les gens ! disait Norette. XI PANIER DE SOUHAITS Cette aventure a créé tout de suite une sorte de com- plicité entre Mlle Norette et moi. Mlle Norette a voulu, accompagnée de Ganteaume qui ne la quitte plus d'un pas, me faire visiter de fond en comble, d'abord ma tour, décidément bien sarrazine, puis le château proprement dit, curieux encore quoique moins ancien. Un petit logis Renaissance, mais bâti sur le plan des maisons arabes. De sorte que l'on s'étonne comme d'un anachronisme en découvrant au plafond de l'es- calier, presque méconnaissables déjà sous les couches de chaux superposées, quelques naïfs bas-reliefs inspirés de l'Iliade; un Agamemnon portant la toque du roi Fran- çois, une dame que, sans le nom de Briséis inscrit sur une banderole, je prendrais pour Diane de Poitiers. En revanche la cour a gardé un caractère oriental des plus purs, avec son puits à margelle basse, ses niches creusées dans le mur pour servir d'étagères, le double rang de galeries par où s'éclairent les chambres sans ouverture sur la rue, et l'énorme vigne centenaire qui, jaillissant d'un angle du sol carrelé, la recouvre presque tout entière de ses bras tortueux et noirs, de ses pampres chargés de grappes dans lesquels à midi des pigeons rou- coulent. L'intérieur est un vrai musée. Sans compter quelques portraits d'ancêtres suffisam- ment rébarbatifs, partout des tentures aux vives couleurs PANIER DE SOUHAITS 6ï provenant de Smyrne et d'Alep, des armes damasquinées, des lampes de forme bizarre, des tabourets, des tables, des miroirs à incrustations de nacre font au milieu des meubles d'il y a cent ans le fouillis le plus bizarre du monde. Rien d'ailleurs qui sente le culte du bibelot inconnu, Dieu merci, sur ces hauteurs, mais quelque chose de patriarcal, la trace laissée de plusieurs générations. Mlle Norette m'explique qu'en effet on a de tous temps beaucoup voyagé dans la famille. Puis elle ouvre un petit coffre en chêne cerclé de bandes de fer, et me montre des colliers en perles, en corail, ayant généralement pour agrafe une monnaie grecque ou bien une pierre gravée antique, des chapelets de sequins, de lourds bracelets d'argent, des gorgerins d'un style raffiné et barbare, toutes sortes de joyaux rapportés de très loin à des aïeules, des bisaïeules dont elle se rappelle les noms. Je demande à voir la clochette. Mlle Norette se trouble ; Mlle Norette, paraît-il, ne l'a plus. Elle l'a rendue à son père qui y tient beaucoup, comme souvenir. — Surtout ne lui racontez pas ce qui est arrivé, ne lui dites jamais que vous l'avez eue entre les mains. Et pour rompre une conversation qui la gêne, tout au fond du coffre elle découvre un corbillon d'osier tressé. Quelles richesses nouvelles renferme-t-il sous le carré de vieux satin qui précieusement l'enveloppe? Un œuf, un grain de sel, un morceau de pain bis et un petit bâton portant un brin de laine au bout. — Ce sont les souhaits ! dit Norette. — Les souhaits? — Oui ! les souhaits et les présents que l'on m'apporta dans mon berceau lorsque j'étais âgée d'un jour. — Comme au temps des fées? — Précisément. Mais depuis longtemps les fées étant mortes, quatre vieilles femmes, généralement, les rem- placent, des voisines ou des amies, respectueuses des 62 LA CHÈVRE D'OR usages, qui se donnent, quand il y a quelque part une fillette nouveau-née, cette importante mission. L'idée leur en vient tout à coup, au four, au lavoir, en causant du beau temps et de la pluie. La chose décidée, elles passent leur robe de grand'messe, un bonnet de neuf repassé et se présentent. Le petit bâton qui symbolise une quenouille est là pour que la fillette en grandissant devienne active et laborieuse ; le sel, pour qu'elle reste pure ; le pain, pour qu'elle soit bonne comme le bon pain... — Et l'œuf, demande Ganteaume, à quoi sert l'œuf? — L'œuf, répond Norette, avec le plus grand sérieux, est pour qu'elle fasse un heureux mariage et pour qu'elle ait beaucoup d'enfants ! XII LE TURBAN DU GRAND-ONCLE IMBERT Mais le dîner doit être prêt et M. Honnorat nous appelle. On me présente au curé, l'abbé Sèbe, un petit homme noir comme une taupe qu'on a invité en mon honneur. Il ne parle pas beaucoup, l'abbé Sèbe ! par timidité peut-être, peut-être aussi parce que toute l'attention dont le saint homme est capable se trouve accaparée par un civet qui vraiment donne haute idée des talents culi- naires de Saladine. Au contraire, M. Honnorat est fort expansif. La ser- viette au cou, il nous fait l'histoire des Gazan ses aïeux, tous marins ou bien médecins. Et je me les figure, je les vois : les uns savants comme Averroës et Avicenne, les autres dépensant sur mer, en caravanes, l'ardeur aventu- reuse restée dans leur sang. M. Honnorat, lui, serait plutôt du genre mixte. On le destinait d'abord à la médecine, mais le voyage l'a tenté. Il me raconte ses navigations dans le Levant, il m'énu- mère les Échelles : Corfou, Négrepont, Samagouste, toutes sortes de noms qui, prononcés par lui, évoquent aussitôt des visions de villes à dômes et à minarets, avec des quais encombrés de ballots, peuplés de nègres mangeurs de pastèques, au milieu des odeurs de goudron fondu et des épices. Mlle Norette l'interrompt parfois d'un « est-ce bien vrai, père? » qui soudain fait entrer le bonhomme dans de comiques colères feintes à moitié. 64 LA CHÈVRE D'OR Que ceci n'étonne point ! De tous temps, les Orientaux furent grands conteurs, et c'est peut-être un reflet des Mille et une Nuits qui colore si pittoresquernent les ima- ginations méridionales. Il s'agit maintenant de l 'arrière-grand-oncle Imbert, Imbert-Pacha, comme on disait, qui, parti mousse sur ses douze ans, avait à peu près parcouru toutes les mers dans un temps où les marins ne connaissaient que la voile et où il y avait vraiment quelque mérite à naviguer. Après un certain nombre de fortunes faites et aussitôt mangées, grand-oncle Imbert, le futur Imbert-Pacha, se trouvait un jour en qualité de simple matelot dans un riche port d'Arabie. Le bateau amarré complétait son chargement, l'équi- page courait les cafés de la ville. Et grand-oncle Imbert, dont la bourse était vide, essa3 T ait de tuer le temps en se promenant sur le quai. Un quai superbe, et long, et large, avec des dalles de marbre blanc dont la réverbération brûlait les yeux ! Quelqu'un vint à passer, un gros personnage du pays sans doute, vêtu de soie, couvert de bijoux, traînant un manteau tout en perles, et flanqué de deux belles esclaves qui l'abritaient d'un parasol et l'éventaient d'un éventail. Machinalement, grand-oncle Imbert se mit à le suivre, marchant dans son ombre, la seule ombre qui fût sur le quai, et, en lui-même il se disait : « Mon pauvre Imbert, que tu t'ennuies ! mais en voilà un, par exemple, qui n'a pas l'air de s'ennuyer. » Tout à coup, l'homme aux deux esclaves sortit un mouchoir brodé de sa poche, se le passa sur le visage et s'écria : — Couquin de Dion, qunto calourf Étonné d'entendre un Turc se plaindre de la chaleur en marseillais, grand-oncle Imbert lui tape sur l'épaule : — Quant voles juge que sies Prouvençàu? S'il était Provençal? Jugez : un cousin, un Gazan de LE TURBAN DU GRAND -ONCLE IMBERT 65 la branche aînée dont la famille avait perdu la trace et qui était là-bas quelque chose comme prince ou roi. — C'est même à cette occasion, concluait M. Honnorat, que grand-oncle Imbert prit le turban pour quelques années. — Il prit le turban? interrompt l'abbé. — Oui! il prit le turban, il se fit Turc. L'homme a besoin de religion et toutes les religions sont bonnes. D'ailleurs, son turban nous l'avons encore... Tiens, Gan- teaume, prends l'escabeau et descends-moi le turban de grand-oncle Imbert, là, sur l'armoire. Ganteaume descendit le turban, un gros turban jaune et se l'essaya. — Elles sont toutes bonnes, les religions ! insistait M. Honnorat ; la religion musulmane surtout. Allah !... Allah !... Un tableau comique et charmant ; M. Honnorat con- vaincu, l'abbé n'osant pas se fâcher, Saladine scandalisée, ses grands longs bras maigres au ciel, et Norette qui riait aux larmes. XIII LE PASSAGE D'ANE Dans cette originale maison, presque confortable grâce à Nbrette, où les chambres n'ignorent pas les tapis, où partout, sur les paliers et les degrés reluit la brique ver- nissée, un détail m'étonne : le corridor. Pour s'harmoniser à l'élégance de sa voûte, il faudrait là. usé au besoin, quelque dallage héraldique en belle faïence blanche et bleue comme en fabriquaient Mous- tiers ou Varages. Mais non ! le corridor est pavé ; la rue s'y continue, poussant sauvagement jusqu'au bas de l'escalier les ter- ribles galets pointus dont le village se hérisse. Très plaisants d'aspect ces galets, polis qu'ils sont et devenus net comme marbre sous l'opiniâtre travail de Saladine, à qui son obstination balayante a valu le sur- nom de Gratte-Caillou. Dàu, braîo-caillàu! lui crient les gamins quand elle veut les empêcher de piller ses figues. Et je regrette de n'être pas géologue, car j'aurais là, variés et multicolores, comme derrière la glace d'une vitrine, des spécimens de toutes les roches alpestres que nos torrents roulent à la mer. Mais ils restent pointus quand même, ces galets ! « La mort des pieds », dit Saladine ; et Mlle Norette dissimule mal l'ennui qu'elle a de ne pouvoir aller à sa porte en pantoufles. J'ai interrogé Mlle Norette. Elle m'a répondu : * C'est le chemin d'âne ! » et s'est LE PASSAGE D*ANE 67 tue, son œil noir, un peu endormi, s'aîlumant soudain de colère. Plus calme, M. Honnorat a bien voulu m'expliquer la chose. Avec la manie des partages particulière aux Pro- vençaux, les immeubles, à chaque succession nouvelle, s'émiettent, partagés entre tous les cohéritiers. Qui veut être chez soi doit racheter pièce par pièce ; et je sais des bicoques qui, pour revenir dans la main d'un seul pro- priétaire, ont exigé plus d'efforts et de diplomatie que n'en a mis la France à faire son unité. Or, le château n'appartient pas en entier aux Gazan, ce qui serait le rêve de Mlle Ncrette. Depuis qu'elle travaille à le réaliser, Mlle Norette a pu, profitant d'une mort, obtenir par l'échange d'un bout de pré les appartements du cinquième ; elle a pu, moyen- nant quelques sacrifices, évincer un cordonnier qui bat- tait son cuir dans le salon coquet du rez-de-chaussée. Mais il reste à conquérir l'écurie qui vaut bien cinquante francs, largement payée et dont elle donnerait volontiers mille, car cet obscur réduit, situé tout au fond de la mai- son, comporte servitude. Les papiers sont formels : « Item, le propriétaire de l'écurie aura droit perpé- tuellement au passage qui sera pavé afin qu'âne chargé n'y glisse. » Et, pour la commodité d'un âne, Mlle Norette qui eDrage, meurtrit chaque jour ses petits pieds. Si au moins l'âne existait ! Non ; c'est un âne hypothétique, im être de raison, une fiction d'âne. Il y en avait bien un autrefois que son maître, ce gueux de Galfar, lointain cousin avec qui les Gazan sont brouil- lés, appelait Saiadin à la grande fureur de Saiadine. Mais voici beau temps que Galfar, coureur de cabarets, joueur comme les cartes, l'a perdu dans une partie de Vendôme. 68 LA CHÈVRE D'OR Ce qui ne l'empêche pas de garder l'écurie dont il fait sa chambre les jours où, avec son fusil et ses chiens — Galfar est aussi un tantinet braconnier, — il monte' au village; et d'exiger, insolent et narquois, le maintien du chemin d'ane, ni plus ni moins que si l'âne était toujours la. XIV LA FÊTE DE L'ÉMIR Hier, au tomber du jour, un gamin sans chapeau, très grave, a parcouru les rues du village. Tous les vingt pas il s'arrêtait et, soufflant dans un coquillage énorme dont la pointe cassée exprès forme embouchure, il en tirait une sorte de mugissement pro- longé et mélancolique. Puis il faisait le cri, prologue de la fête, et les gens, non moins graves que lui, l'écoutaient. J'ai reconnu Ganteaume qui, Dieu sait au prix de quelles intrigues, a obtenu que, pour un soir, on lui confiât les fonctions de héraut. Ce matin, par les sentiers blancs qui ra} T ent le flanc des montagnes et descendent au vallon pour remonter ensuite vers le Puget, hommes, femmes, enfants, viennent des villages voisins en caravane. Le Puget s'apprête pour les recevoir dignement. Les agneaux crient, les brebis bêlent. Dans toutes les cours, sur toutes les portes, des bouchers improvisés, bras nus, le couteau aux dents, saignent, écorchent et dépècent. L'hospitalité se complique de gloriole. C'est à qui hébergera le plus d'amis, de parents lointains. Et, tandis que ménagères et servantes dressent les tables, montent les broches et entassent la braise autour des marmites, les peaux clouées fraîches et sanglantes sur la façade de chaque maison apprennent à l'admiration du passant le nombre des bêtes qui vont y être mangées. Des coups de fusil, des chants d'église. ;0 LA CHÈVRE D'OR — Courons, dit Ganteaume, la bravade ! Les pénitents apportent le Saint qu'ils sont aliés cher- cher en pompe dans la montagne. Ils ont omé l'immémo- riale statue de grappes de raisin nouveau. Sous son bran- card d'où pend une étole, les enfants passent et repassent, sûrs par ce moyen de devenir forts et courageux ; et en avant de la procession, les jeunes gens, pour honorer le saint, font parler la poudre. Après, on le ramènera là-haut, à la chapelle solitaire qu'il habite toute l'année, debout sur l'autel et regardant, de ses yeux de bois, par l'étroite fenêtre grillée à travers laquelle, parfois, quelque rare pèlerin jette un sou, le roc qui domine la chapelle, violet de lavande au printemps et gris dès le mois d'août, sous sa couche d'herbes brûlées. La nuit nous promet d'autres joies. Après le souper, qui a heu à huit heures selon l'usage, il m'a fallu, en compagnie de M. Gazan et de Norette, aller voir les danses. J'espérais un bal, pas du tout ! ici les femmes ne dansent pas ; la danse est un exercice viril réservé aux hommes. Sur deux rangs, portant des épées, au son du tambou- rin, à la clarté des torches, une douzaine de gaillards costumés bizarrement ont d'abord exécuté un quadrille guerrier à figures nombreuses et compliquées que l'abbé Sèbe, par qui nous venons d'être rejoints, nous assure être la pyrrhique. Puis, autour d'un mai chargé de longs rubans multicolores, croisant, décroisant les rubans, ils combinent d'un pas rythmé les plus gracieux entrelacs. Tout cela constitue un amusant mélange de rococo et de sauvagerie, comme le souvenir tant bien que mal con- servé de galants divertissements organisés jadis dans ce coin perdu, âprement rustique, par une châtelaine éprise de Watteau. L'abbé Sèbe, grand païen malgré sa soutane, m'ex- plique, avec citations à l'appui, que c'est là un jeu tra- ditionnel apporté en Provence par les marins phocéens LA FÊTE DE L'ÉMIR ?I et représentant les détours du labyrinthe de Crète. Il explique tout, l'abbé Sèbe, mais il ne m'explique pas le Turc. Car c'est devant un Turc qu'ont lieu ces danses, un bel émir à barbe postiche qui, comme si la fête était donnée en son honneur, reste immobile, laissant les autres s'agiter avec une sérénité toute orientale. Et quel turban ! un instant je soupçonne Ganteaume de s'être approprié pour la circonstance le couvre-chef dlmbert-Pacha. Mais l'émir est de haute taille, il ferait aisément deux Ganteaume à lui seul. Et d'ailleurs, voilà dans la foule, au premier rang, Ganteaume très fier de porter une torche. On dirait que l'émir me regarde, fixant sur moi, par intervalles, ses yeux brillants que rendent farouches deux sourcils tracés au bouchon. Que me veut l'émir? Sait-il mon faible pour les turqueries? A-t-il deviné que je suis venu ici tout exprès pour chercher la trace des chevaleresques conquérants qu'inconsciemment il représente? Au fond, quoi qu'en pense l'abbé Sèbe, avec sa manie de ne voir partout que Grecs et Romains, dans le rôle joué par cet émir barbu, je flaire à bon droit une tradition sarrazine. Il s'approche, si je lui parlais... Mais Mlle Norette semble avoir peur. Elle déclare qu'il fait froid, qu'il faudrait rentrer. Rentrons pour obéir à Mlle Norette. XV LE COUSIN GALFAR Ce n'est pas par sympathie que l'émir me regardait. Nous venons de nous rencontrer devant la porte des Gazan. Il était là comme chez lui, appuyé au mur et fumant, le fusil sur l'épaule, son chien à ses pieds. Un solide gaillard, ma foi ! une manière de brigand corse, vêtu de velours, le poil en broussaille; avec cela je ne sais quel air de jeune assurance, et, dans sa figure hâlée, de grands yeux bleus hardis et doux. Où diantre ai-je vu ce beau sauvage? car certainement je l'ai déjà vu. A tout hasard, je le salue. Lui s'incline poliment, non sans intention d'ironie. Mais au moment où je m'apprête à lui adresser la parole, il siffle son chien et s'en va. — Eh bien ! vous le connaissez, maintenant ! me crie Saladine. C'est Galfar, le cousin, l'homme au chemin d'âne. On était content depuis deux mois de n'avoir plus de ses nouvelles. Le voilà revenu maintenant, sans doute avec quelque mauvais coup en tête. Drôle d'idée que les gens ont eue tout de même de choisir un pareil chrétien pour faire le Turc. — Vous savez bien, interrompt M. Honnorat, que, d'après la coutume, le Turc doit sortir de notre famille. Il est donc naturel qu'à mon refus... M. Honnorat dit « à mon refus » d'un ton contraint, presque vexé. Peut-être ne lui a-t-on pas offert de faire le Turc cette année, peut-être aussi Norette n'a-t-elle pas voulu? Cependant je me représente M. Honnorat, LE COUSIN GALFAR 73 le grave M. Konnorat faisant le Turc : image qui me rem- plit de joie. — Choisir ce Galfar, si c'est Dieu possible ! Ce Galfar, à première vue, ne me paraît pas précisément un méchant diable. Pourtant, s'il faut en croire la rancu- nière Saladine, j'aurais tort de me fier aux apparences. C'est un mange-tout, un songe-fêtes, le digne fils des vieux Galfar, riches jadis, mais prodigues, tenant maison ouverte, et sous prétexte de cousinage, — tout le monde est cousin quand on cherche, — logeant et nourrissant des mois entiers les premiers venus. — Une fois, chez eux, du temps de l'arrière-grand- père, il y eut pour le souper de Noël quarante-deux per- sonnes à table et quinze peaux de brebis encadrant le rond du portail, et des personnes se souviennent avoir vu sur leur perron, du jour de l'an à la Saint-Silvestre, une table couverte d'une nappe blanche avec un verre et une cruche de vin, aussitôt vidée, aussitôt remplie, gratis, à la disposition de qui avait soif et passait. En la gouvernant ainsi, une fortune est vite fondue, surtout quand les procès arrivent. L'une après l'autre, peu à peu, toutes les terres se ven- dirent et maintenant les Galfar sont si pauvres qu'ils pourraient, sans crainte des voleurs, fermer leur porte avec un buisson. Il ne leur reste qu'un petit bien dont les huissiers n'ont pas voulu et sur lequel ils vivent. Le père essaie de le cultiver, mais il s'est mis trop tard à la pioche ; être paysan ne s'apprend pas dans les collèges ! après avoir couru, navigué, essayé de tous les métiers, un matin, le fils est revenu : il fait de la poudre en contrebande et braconne ; la mère, travaillée d'orgueil et d'idées noires, n'a pas assez de la journée pour pleurer les larmes de son corps. — Et c'est depuis la ruine que les deux familles sont brouillées? 74 LA CHÈVRE D'OR — Non pas ! M. Honnorat voulait au contraire se rap- procher d'eux, leur venir en aide. Les Galfar n'ont pas répondu. Galfars et Gazans naissent en guerre ; ils tètent ça avec le lait. Saladine n'exagérait pas. J'ai eu beau interroger sur ce point M. Honnorat et Norette; j'aurais beau sans doute interroger le cousin Galfar. Peine perdue! ils sont ennemis, voilà ce qu'ils savent ; mais les uns pas plus que les autres ne pourraient me dire pourquoi. XVI A MONTE-CARLO Ganteaume est venu m'éveiller, rayonnant, plein d'en- thousiasme. Hier, au Bacchus Navigateur, où il dînait seul en m'at- tendant, ainsi que cela lui arrive parfois, pendant que je courais la montagne, Ganteaume a entendu causer le Turc. Or, ce Turc me connaît, paraît-il, et racontait sur moi des choses étranges. Mais il faut ici que j'ouvre une parenthèse et que je fasse un pénible aveu. Pas très loin du Puget-Maure, — huit ou dix heures de voyage, mais l'oiseau d'un coup d'aile franchirait les quelques bois de chênes-lièges ou de pins, les quelques montagnettes brûlées et les quelques promontoires blancs qui l'en séparent, — est un singulier pays par ses habi- tants appelés Mounègue, mais plus connu pour les Fran- çais sous le sobriquet italien de Monaco. M. Honnorat prétend même, — laissons-lui la respon- sabilité de cette affirmation, — que, par certains jours clairs, avec une bonne lunette, on peut du haut de ma tour découvrir, sur son roc trempant dans la mer, le vieux Monaco moyen âge ; plus bas Monte-Carlo, ses jardins de marbre, ses palais, et entre eux, le petit port d'Her- cule où des tartanes se balancent. Je vois mieux cela dans le souvenir. Et surtout je me vois moi-même, il n'y a pas deux mois, accoudé aux balustres d'une terrasse, respirant l'air salin qui m'apporte l'odeur des myrtes, écoutant les pal- 76 LA CHÈVRE D'OR miers chanter, admirant la splendeur frissonnante du golfe. Personne encore ! et, au milieu de ce décor féerique mi- partie de nature et d'art, une délicieuse et paradoxale solitude. Mais six heures sonnent, un train siffle : le train de Nice avec son chargement quotidien de joueuses et de joueurs. Par les rampes en escalier où déjà les gaz s'allument dans le jour mourant, la foule défile. Des hommes fiévreux, mais corrects ; des femmes plus visiblement passionnées, dissimulant moins leur impa- tience de se retremper au bain d'or. Et maintenant lais- sons briller là-haut les inutiles étoiles qu'aucun regard ne cherchera ! De troublants parfums féminins ont rem- placé l'odeur des roses; les palmiers et les flots cessent leur dialogue, semblant exprès faire silence pour qu'on entende seul le bruit des louis remués. Avant ma retraite chez patron Ruf et sur le point de mettre à exécution mes projets de sagesse définitive, j'avais donc voulu, je l'avoue, goûter une dernière fois aux sensations violemment contrastées que Monte-Carlo peut procurer. Passant mes journées en plein air, rêvant de Virgile sous les pins, ou m 'endormant en compagnie de Théo- crite au creux d'un rocher, sur le rivage, j'éprouvais le soir une âpre joie à me mesurer, tantôt vainqueur, tantôt vaincu, avec l'Or, César méprisable et tout-puissant qui commande au monde. Bref ! une semaine durant, ayant affecté une certaine somme à cet usage, j'exerçai l'état de joueur et de beau joueur, paraît-il, car la nuit où je perdis mon dernier écu, les beautés cosmopolites du lieu, Américaines, Mos- covites, parurent compatir à ma peine, et le grand diable de laquais à gilet rouge, providence des gosiers rendus arides par l'angoisse, m'offrit sur un plateau d'argent le A MONTE-CARLO 77 traditionnel verre d'eau pure avec une visible considération. Il y a mieux ! Un de ces honorables chevaliers, professeurs sans diplôme de roulette et de trente et quarante, dont l'in- dustrie consiste à révéler les arcanes de l'art aux joueurs novices, et à leur apprendre, Midas en redingote râpée, la marche infaillible pour faire sauter la banque chaque soir, M. Pascal, oui ! M. Biaise Pascal vint me retrouver. Il avait bien, ce M. Biaise, un titre à désinence italienne, et, sur ses cartes, quelque chose ressemblant à une cou- ronne de comte, mais on l'appelait plus volontiers à Monaco Biaise Pascal, car il n'acceptait jamais rien pour ses consultations, se contentant de vous faire souscrire, — cela coûtait généralement un louis ou deux, — à une édition avec notes et commentaires, prête à paraître le lendemain depuis vingt ans, du Traité de la roulette que composa, comme chacun sait, l'illustre auteur des Pro- vinciales. Historia Trochoïdis sive cj-cloïdis, galiice la Roulette. Un mystificateur avait soufflé cette idée au bon pro- fesseur de martingale, lequel, sur la foi du livre imprimé chez Guillaume Desprès, rue Saint- Jacques, à l'image Saint-Prosper, traitait Biaise Pascal en confrère et ne doutait pas qu'il eût été un illustre grec du temps de Louis XIV. Lieu de l'entrevue : la place du Palais des Jeux, devant le grand café qui fait face à l'hôtel et par delà ses toits regarde la Turbie ; car, depuis longtemps, M. Pascal n'était plus admis à pénétrer dans les salons. — Il paraît, me dit-il après s'être offert un verre d'ab- sinthe, tribut volontiers accepté par moi en échange de ses bavardages parfois amusants; il paraît que vous repartez pour Paris. Décidément, la bille ne vous aime pas, non plus que les cartes, et vous avez raison de renon- cer à les attendrir. 78 LA CHÈVRE D'OR Je m'inclinai, témoignant par là combien cette cons- tatation tardive me paraissait justifiée. — Mais j'ai mieux à vous proposer... — Ne vous gênez pas, proposez, mon cher monsieur Biaise. — Une affaire immense, stoupendo, — M. Biaise bara- gouinait italien aux moments de grande émotion, — une affaire étonnante, miravigliosa, des millions, des mil- liards, de quoi acheter Monte-Carlo, Monaco et la France entière, rien qu'avec une mise de fonds misérable, dix nulle, quinze mille francs tout au plus. Et le voilà me racontant je ne sais quelle nébuleuse histoire de trésor caché, de secret surpris par un matelot. Il ne s'agissait plus, et pour cela l'argent était nécessaire, que de mettre la main sur de vieux papiers, des manus- crits, surtout un mystérieux objet dont le détenteur ne voulait pas se dessaisir. Le matelot s'en chargeait; ma il fallait de l'argent pour cela, oun petit arzent. En tout autre endroit, la proposition m'eût fait sou- rire. Elle n'avait rien d'extraordinaire à Monaco, où j'ai vu se brasser, entre gens d'ailleurs convaincus, des affaires bien autrement chimériques. Et puis, pourquoi marchander l'espérance à cet excel- lent M. Pascal? Je ne lui dis ni oui ni non, demandant à réfléchir, promettant une réponse aussitôt mon retour, poussant même la condescendance jusqu'à me laisser présenter le matelot en question, que nous trouvâmes abominablement ivre dans un cabaret de la Condamine. Je ne m'étonne plus, quand je le rencontrai, d'avoir trouvé au beau Galfar un air d'ancienne connaissance. Le matelot ivre, l'homme au trésor, je m'en rends compte, c'était lui ! Dans son long récit, écouté par moi d'une oreille rela- tivement distraite, maître Biaise Pascal a-t-il, à propos de trésor, prononcé le nom du Puget-Maure, et Galfar, au milieu de ses effusions affectueuses, auxquelles j'eus A MONTE-CARLO ?g quelque peine à me soustraire, laissa-t-il par hasard échapper le mot de Chèvre d'or? C'est ce que je ne sau- rais me rappeler, et en tout cas je ne le remarquai point. Cependant Galfar s'imagine, non sans une apparente vraisemblance, que je suis venu au Puget traîtreusement, sur les indications de maître Biaise Pascal et les siennes, que je veux conquérir à moi tout seul les trésors de la Chèvre d'or, et que mes courses à travers champs, l'at- tention que je prête aux papiers anciens, mon intimité même avec M. Gazan et Norette, n'ont d'autre but que la découverte du secret. Tel est le résumé du rapport ému que m'a fait Gan- teaume touchant la conversation par lui surprise, hier, au Bacchus Navigateur. XVII LES CHASSES DU CURÉ C'est à croire positivement que la chèvre existe. Depuis le jour où, tirant sur sa pipe et raillant, patron Ruf m'en parlait à la calanque d'Aygues-Sèches ; depuis ma rencontre, le soir, dans le vallon, avec Misé Jano, — car tout le monde l'appelle mademoiselle, l'espiègle et cabriolante favorite de Norette ! — et la trouvaille que je fis d'une clef de collier perdue par elle ; voici la troisième fois que cette endiablée Chèvre d'or se met en travers de mon chemin. Dieu sait que j'étais venu au Puget-Maure sans inten- tion criminelle et que certes, en arrivant, je songeais à tout, excepté à la Chèvre d'or. Mais puisqu'on me soup- çonne, puisqu'on m'accuse, puisque Galfar et le ciel lui- même semblent d'accord pour m'y pousser, je vais déli- bérément me mettre à la recherche du joli monstre au pelage roux ; et, je le jure par ses cornes, avant huit jours j'aurai découvert ce qui se cache de vérité sous la pitto- resque légende à travers laquelle il galope. Qui interroger cependant?... Les gens du village? Ils sont, hélas ! peu communicatifs, et la moindre question imprudemment posée leur ferait partager aussitôt les méfiances dont Galfar m'honore. M. Honnorat? Selon ce que Ganteaume m'a rapporté des discours de Galfar, les Gazan doivent être plus ou moins directement mêlés à ces histoires de trésors cachés et de chèvre. D'ailleurs, comment parler de la Chèvre d'or à M. Honnorat sans lui parler aussi de la mystérieuse LES CHASSES DU CURÉ 8î clochette? Or, Norette, — pourquoi? — exige que je me taise sur ce point. D'un autre côté, marcher seul ne me paraît pas bien commode. Le hasard m'a secouru en amenant chez moi l'abbé Sèbe, juste au moment où, en désespoir de cause, je m'ap- prêtais à me rendre chez lui. Nous sommes maintenant amis inséparables. Je me sentais d'abord médiocrement porté, à vrai dire, vers ce garçon trop bien portant, parlant haut, buvant dur, d'allure restée paysanne, et plus semblable avec sa soutane rapiécée, sa barbe qu'il rase seulement tous les huit jours, à un marabout musulman qu'à un ministre de l'Évangile. Mais il tenait à faire ma connaissance, et, vers quelque point de l'horizon que je dirigeasse mes promenades, j'étais certain, dans les sentiers caillouteux blancs sous le soleil, d'apercevoir, doublée par son ombre, la noire silhouette de l'abbé Sèbe. Je le fuyais, évitant son coup de chapeau, craignant qu'il ne voulût me convertir. Erreur ! L'abbé Sèbe laisse la gloire et le souci des con- versions à de plus clignes. Il baptise, marie, enterre, se fiant au Père Éternel pour le surplus, et très satisfait s'il réussit à mener, sans trop d'accidents, d'un bout à l'autre de l'année, le troupeau mécréant dont le destin l'a fait pasteur. Le matin où, vaincu par tant d'insistance, je m'arrêtai et lui pariai, à travers la brosse de sa barbe, sa peau brune se colora d'une enfantine rougeur, et cet homme de Dieu, incapable de dissimuler une vraie joie, m'écrasa les pha- langes d'une poignée de main si cordiale que tout de suite je devinai qu'avant de porter calice et ciboire, il avait, montagnard frotté de latin appris à l'étable pendant l'hiver, plusieurs années poussé la charrue dans l'humble ferme paternelle. 82 LA CHÈVRE D'OR Savant à sa manière, grand amateur de pots cassés, grand collectionneur des sous antiques que les paysans ramassent parfois à fleur de sol après la pluie, et ne ren- trant au presbytère que les poches beurrées de cailloux, l'abbé Sèbe, — depuis que M. Honnorat, aimable jadis, s'enfonce dans une paresse de plus en plus turque, — n'est pas fâché de trouver quelqu'un à qui confier le trop-plein de ses observations et de ses pensées. Je m'intéresse aux Romains qu'il aime ; lui s'efforce, sans bien comprendre, pour s'intéresser à mes recherches mi-partie rustiques et sarrazines. Mais c'est mon fusil, j'en suis certain, qui finira par faire de lui un orientaliste distingué. Oui ! mon fusil. Lorsque je vais à travers champs, j'em- porte toujours un fusil en manière de contenance. Chas- seur dans l'âme et fin tireur, l'abbé souffrait de me voir promener, sans jamais m'en servir, ce fusil ridiculement inutile. Un jour, loin du village, et sûr de n'être vu par per- sonne, il me le prit des mains, histoire de rire, pour essayer. Il essaya et tua un lièvre. Le lendemain, il essayait encore, et décimait une com- pagnie de perdrix. Deux fois je rapportai mon carnier plein, ce qui, tout en stupéfiant M. Honnorat, me donna de la considération dans le village. Et depuis, c'est chose entendue : Quand nous sortons, ma cueillette érudite faite, je m'étends à l'ombre d'un roc, sous un arbre, et livre le fusil avec les cartouches au bon abbé qui, la soutane retroussée, montrant ses sou- liers à clous, son pantalon de bure roussi dans le bas par la terre, se met à poursuivre perdrix et lièvres. Nous y trouvons notre compte tous les deux. L'abbé, pris d'une subite ferveur scientifique, m'indique des restes curieux de constructions, me signale les noms LES CHASSES DU CURÉ 83 de famille ou de quartier paraissant se rattacher à l'en- semble de mes recherches ; mais, coïncidence bizarre, par- tout où l'abbé connaît quelque chose qu'il juge digne de m'être montré, nous rencontrons toujours, par surcroît, un lièvre qui attend au gîte ou des perdreaux mûrs pour le plomb. XVIII l'ermitage Il doit gîter au moins deux lièvres du côté de l'ermi- tage ; pour un seul, à coup sûr, l'abbé Sèbe ne me mène- rait pas si loin. Car il est très haut perché cet ermitage, et le chemin n'en finit pas de grimper entre des rochers d'une surpre- nante sécheresse. Mais l'abbé m'a promis des ruines. Les ruines y sont, les lièvres aussi. L'abbé tue un lièvre d'abord, réservant, j'imagine, le meurtre du second pour égayer notre retour, et puis, nous visitons les ruines. Elles consistent en une petite chapelle romane couverte d'un toit dallé sur lequel ont librement poussé les herbes et les ronces ; plus un amas de plâtras au bout d'un carré clos de murs, qui furent le logis et le cimetière des ermites ; et, par-devant, à l'alignement du chemin, une fontaine armoriée que quelques ornements, visibles encore sous la mousse, me rirent supposer des commencements de la Renaissance. Tout cela, sans doute, a du caractère, mais sans intérêt bien spécial pour moi. Cependant, sur le mur de la chapelle qui regarde à l'est, dans un angle, l'abbé me fait remarquer un cadran solaire en crépi, notablement désagrégé par la pluie et le vent de mer. Un cartouche le surmonte, avec quelques lettres en noir, restes d'une inscription. L'abbé, quoiqu'il se sou- vienne avoir vu l'inscription presque entière, ne peut pas m'en dire le sens. C'était, paraît-il, un distique, obscur L'ERMITAGE 85 dans son latin barbare comme une centurie de Nostra- damus, et qui parlait d'ombre et de trésor. — Ce cadran et cette inscription, continue l'abbé, heu- reux de l'attention que je prête à ses paroles, furent tracés vers le milieu du dix-huitième siècle par un membre de la famille Gazan, médecin, disciple du fameux Mesmer, et qui a laissé le souvenir d'un original quelque peu fou, moitié philosophe, moitié cabbaliste. L'inscription eut toujours le don d'exciter la curiosité des gens. On s'imaginait, et l'on s'imagine encore, qu'elle indique l'endroit où, dans les temps anciens, d'immenses richesses furent enfouies. Et, détail qui n'a pas peu contribué à fortifier cette opinion, la fontaine que vous voyez là s'appelle fontaine de la Chèvre d'or. Je fis un soubresaut. — Eh ! quoi, l'abbé, vous connaissiez cette fontaine de la Chèvre d'or, et ne m'en avez jamais rien dit?... Le nom ne lui est pourtant pas venu tout seul, il doit se rapporter à quelque légende significative et intéressante pour moi. — En effet, il y a dans le pays, vous ne l'ignorez pas sans doute, une légende de Chèvre fée donnant puissance et bonheur à qui sait l'atteindre et s'emparer d'elle, et ne laissant au cœur de ceux qui l'ont seulement entrevue, qu'amertume et insatiables désirs. Telle est, du moins, la version des humbles d'esprit et des poètes, celle que l'on raconte à la veillée quand les femmes trient les amandes, ou au moulin d'huile quand les hommes pressent le grignon. Mais des gens pratiques en ont trouvé une autre. Peu sensibles au mystérieux, ils pensent que ce nom de Chèvre d'or est simplement une manière de parler symbolisant un trésor fort réel, caché dans les environs précisément de la chapelle où nous sommes, et que l'on pourrait retrou- ver en fouillant à la bonne place. S6 LA CHÈVRE D'OR Aussi bien, il ne se passe guère d'années sans que quelque amateur essaie de faire tourner la verge de cou- drier, dans le vieux cimetière, autour de la fontaine. Ils ont, ces enragés, avec leurs pioches et leurs pics, aux trois quarts démoli, comme vous voyez, la chapelle, et sacrilègement retourné les os des ermites qui dorment là. Sans compter que je dus encore, l'autre jour, reconduire jusqu'à ma porte en le menaçant de coups de trique, un paroissien qui voulait m'amener ici, quand minuit son- nerait, pour me faire dire la messe noire. — Ainsi, l'abbé, vous ne croyez pas?... — Je ne crois qu'à Dieu et au Pape. Mais, quoi ! dans l'opinion des gens le trésor dont il s'agit serait un trésor sarrazin, et, d'après vous, les Sarrazins ont laissé au Puget tant de choses que je ne vois pas pourquoi, en s'en allant, ils n'y auraient pas laissé un trésor. L'abbé riait, il ajouta : — Je pensais bien que ceci mériterait votre attention ; j'avais même, à tout hasard, mis dans ma poche un vieux cahier sur parchemin, prêté par M. Honnorat, et que je n'ai pas encore pris le temps de lui rendre. Un livre de raison : il date du quinzième siècle. Vous y trouverez des renseignements concernant la chapelle et la fontaine... Seulement, pas un mot de tout ceci à M. Honnorat ni à Mlle Norette ! Les Gazan, je ne sais pourquoi, n'aiment pas beaucoup qu'on païle devant eux de la Chèvre d'or. XIX LE LIVRE DE RAISON i L'abbé hésitait en me donnant le livre, il semblait regretter de me l'avoir offert. Et puis, pourquoi cette expresse recommandation de n'en jamais rien dire à M. Honnorat non plus qu'à Norette? J'ai tressailli, je me le rappelle, oui ! visiblement tres- sailli quand l'abbé, sans penser à mal, laissa échapper ces syilabes : « la Chèvre d'or » dont l'obsession depuis quelque temps me poursuit. Aurait-il remarqué mon émotion, me soupçonnerait-il, lui aussi, comme Galfar, de rêver la conquête des trésors enfouis au Puget-Maure? Malgré qu'il insistât, j'ai refusé d aller manger le lièvre au presbytère; j'ai même, prétextant un travail d'im- portance, des lettres pressées à écrire, faussé pour ce soir compagnie aux Gazan. Et me voilà, dans mon infâme auberge, en train de dîner face à face avec Ganteaume qui m'observe et qui se demande ce que peut bien contenir le précieux bouquin placé près de moi, sur la table, et que je ne quitte pas du regard. Mais Ganteaume en sera pour sa curiosité. Quelque chose me dit que sous cette reliure en cuir fauve, criblée par les vers, piquée par les mites, molle et pareille à l'amadou, je vais trouver, sinon la solution, du moins les prémisses du problème dont l'inconnu de plus en plus me préoccupe et m'attire. J'attends d'être rentré chez moi ; et seul, écoutant le SS LA CHÈVRE D'OR plaintif chevrotement de Misé Jano dans sa logette, tournant le dos au paj^sage, — toujours sublime à cette heure où le soleil tombe, — des collines et de la mer, les doigts tremblants, ému, comme quelqu'un qui craint de trouver vide un coffret antique et mystérieux, je dénoue le ruban fané qui forme la tranche du livre. L'abbé ne m'a pas trompé. C'est un de ces livres de raison, d'usage commun autre- fois dans les familles provençales, mémorandum manus- crit sur les pages respectées duquel, avec les naissances, les morts, les mariages, on relatait au jour le jour les gros et menus faits concernant le pays ou la maison. Mais ces archives domestiques des Gazan ont ceci pour elles qu'elles remontent au delà du quinzième siècle. Car si, précédant quelques feuilles de la fin demeurées blanches, les dernières pages noircies révèlent, par leur fine et ferme écriture, la main d'une riche bourgeoise sage, contemporaine de la Pompadour, les lettres go- thiques du commencement, régulières, ornées, magis- trales, sont dues évidemment à la plume savante du clerc de la chapelle ou du tabellion écrivant, attentifs, sous la dictée des châtelaines. Il y a deux semaines, c'eût été pour moi un régal, une vraie débauche, que de dévorer des yeux, les compul- sant, les annotant, au risque de me laisser surprendre par l'aurore, ces feuillets jaunis où, depuis le bisaïeul de Norette, je puis, d'année en année, presque de jour en jour, remonter jusqu'à l'origine, aux lointains ancêtres venus d'Orient. Quelle source de documents, quelle mine pour mes études ! Liais aujourd'hui c'est autre chose que j 'y cherche : un détail, une indication ayant rapport avec l'ermitage, la fontaine, le cadran énigmatique et indéchifïré du vieux médecin cabbaliste. Par malheur, bien des pages manquent qu'on dirait intentionnellement arrachées. LE LIVRE DE RAISON 89 Nulle trace de la légende, rien que quelques lignes cons- tatant qu'en l'année 1503 noble Melchior Gazan, dans une intention de bienfaisance et pour assurer le repos des âmes de « deux qui sont morts », a permis aux ermites, présentement et aussi longtemps qu'elle coulera, de con- duire « par tuyaux de terre jusqu'à leur ermitage et cha- pelle, sous la condition d'en laisser la jouissance et la tombée aux gens qui passeront sur le chemin, la source lui appartenant et naturellement jaillissante au lieu dit : Rocher de la Chèvre ». XX LA FONTAINE Que le trésor ait existé, c'est certain ; la légende, la tradition, certains faits relevés par moi, tout le prouve. Qu'il existe encore, c'est probable ; comment aurait-on fait pour en tenir secrète la découverte? Mais le moyen de l'atteindre... voilà l'obscur ! Et peut- être sa destinée est-elle de dormir jusqu'à la fin des jours, aveugle, sous terre, inutile, comme tant d'autres trésors perdus, dont les métaux, les pierreries, ne ressusciteront plus jamais aux joies vivantes de la lumière. Un matin pourtant, sans songer, une préoccupation instinctive, plus que la volonté, me conduisant, je suis monté vers l'ermitage. Le soleil, depuis longtemps sur l'horizon, mais invi- sible encore derrière les montagnes, colorait leurs cimes en rose. Arrivé devant la fontaine, je regardais ses deux mascarons cracher l'eau et des gouttes pleurer aux fils de ses mousses. Tout à coup le soleil parut, inondant le plateau d'une nappe de clarté blanche, et l'ombre du petit monument, droite et nette, vint s'allonger jusqu'à mes pieds. Alors, — - la mémoire a de ces hasards, les idées de ces associations subites, — songeant au distique latin du ca- dran, je me suis soudain rappelé pour lavoir lu, où? — l'aventure de Robert Guiscard, en Sicile, et cette colonne de marbre, cette statue couronnée d'un cercle de bronze où était gravé : « Le I er mai, au soleil levant, j'aurai une couronne d'or. 1 Paroles dont un Sarrazin, prisonnier du LA FONTAINE QI comte Robert, sut pénétrer le sens mystérieux. Car Ro- bert, sur ces indications, ayant fait fouiller le I er mai, au soleil levant, l'endroit qu'indiquait l'extrémité de l'ombre projetée par la statue, il y trouva, dit le chroniqueur, un grand et très riche trésor. Evidemment, si l'inscription tracée par le vieux doc- teur mesmérien sur le cadran de l'ermitage a jamais signifié quelque chose, et si toutefois le trésor existe, c'est l'ombre d'un objet quelconque qui doit en indiquer la place. Et pourquoi pas l'ombre de la fontaine, puisqu'elle s'appelle fontaine de la Chèvre d'or. Ils n'ont certes pas si tort que cela, sauf leur croyance en la vertu de la verge tournante et de la messe noire, les gens qui viennent, pendant la nuit, remuer le sol autour de la fontaine ! Ils brûlent, comme on dit, mais leurs efforts resteront vains, car non plus que moi, ils ne savent l'heure du jour et la saison où l'ombre serait indicatrice. Tout indice manque, l'inscription elle-même est abolie, et l'abbé qui l'a jadis lue n'en garde qu'un souvenir vague, suffisant pour irriter ma curiosité, insuSisant pour me guider. Moins heureux que Robert Guiscard, n'ayant pas, hélas ! à mon service un prisonnier sarrazin, un de ces fils d'Agar, héréditairement experts à deviner le secret des figures, je renoncerai donc au trésor du Puget-Maure. Et, me raillant un peu moi-même, amusé de mes rêve- ries, je m'étais étendu sous un buisson, avec le désir d'ou- blier le trésor, tandis que la fontaine traversée de rayons obliques, semblait, vision obsédante, rouler dans son cristal, dans son écume, des diamants et des fragments d'or. XXÎ LE ROCKER DE LA CHÈVRE Depuis, j'ai réfléchi ; car ceci à la fin devient attachant comme la poursuite d'un problème. Si le trésor lui-même ou l'entrée du souterrain qui, à en croire certains récits, le renferme, se trouve autour de la fontaine, on pourrait aboutir, en sondant avec soin le rond de terrain circonscrit que parcourt, plus ou moins étendue selon les saisons, l'ombre portée de sa pyramide. Mais je suis assuré maintenant que le trésor ne se cache point là. La fontaine date à peine de quatre cents ans, et n'est point contemporaine du trésor. D'ailleurs, un enfant y eût songé tout de suite ! d'après le livre de raison, le nom de fontaine de la Chèvre d'or s'appliquant au petit monument dressé pour les ermites, ne saurait signifier grand'chose ; car évidemment on ne l'a appelée ainsi que par extension en souvenir du rocher dit « de la Chèvre » d'où descend la vraie source, la source mère. En tout cas, trouver le rocher est facile. Les tuyaux, depuis quatre siècles, s'étant crevés en maints endroits, je n'ai qu'à suivre une demi-heure du- rant, le long de la pente aride, cette ligne verte tracée sur le sol par les consoudes et les prêles, plantes dont la pré- sence révèle le voisinage de l'eau, et me voilà sur un pla- teau semé de débris, restes probables de quelque château fort, en présence d'un bloc calcaire, figuré bizarrement, au pied duquel, cristalline, la source s'épanche. LE ROCHER DE LA CHEVRE 93 Ce plateau, irrégulièrement quadrangulaire, accessible du côté par où s'en va la source, a pour fossés, des trois autres côtés, une falaise à pic que couronnent encore des restes de murailles. Le sol résonne sous les pas, des excavations, naturelles ou creusées de main d'homme, s'ouvrent aux flancs de la falaise. C'est ici et non à l'ermitage, ici, dans ce paysage solitaire et pétrifié, que doit habiter la Chèvre d'or. Mais la diificulté se complique. Fouiller au hasard serait foiie : sous une mince couche de briques brisées et de pierrailles, tout le plateau se présente comme une table de roc vif. En outre, il ne s'agirait pas que de fouiller le plateau. Le bloc surplombe l'escarpement, et c'est sur la paroi qu'à cette heure du jour, comme sur un cadran gigan- tesque, son ombre chemine. N'est-ce pas une illusion? La pointe du rocher, nette- ment dessinée, se dirige vers un inaccessible trou noir baillant en bouche de caverne. Si pourtant le hasard m'avait servi ! Si j'étais arrivé juste à l'instant où l'ombre indique l'entrée mystérieuse... A ce moment, un bref appel : « Ici, Guerrier ! » m'a fait tressaillir, sonnant clair dans la solitude. C'était un vieil homme, un berger qui appelait son chien. Absorbé par mes songeries, je ne l'avais pas entendu venir. Lui, sans mettre la main au chapeau, immobile sur son crâne paysan comme un chapeau de grand d'Espagne, me salua du provençal « A Dieu soyez ! » puis, laissant Guerrier faire la garde, et mordiller aux jambes cinq ou six brebis en train d'éplucher l'herbe rare, et désormais ne s'occupant pas plus de moi que si je n'existais pas, il se mit à fumer sa pipe, gravement, par bouffées économes et mesurées, le regard perdu à l'horizon, les jambes pen- dant sur l'abîme. XXII DISCOURS DE PEU-PARLE Étant retourné plusieurs fois au rocher de la Chèvre, j'ai fini par lier connaissance avec Peu-Parle. Tel est le sobriquet de cet homme silencieux. Sa taciturnité est grande. Brièvement, à son habitude, il en explique les raisons. « Pourquoi parler quand on n'a rien à dire ; pourquoi, surtout, parler si l'on a quelque chose à dire, puisque neuf fois sur dix se taire serait le plus sage? » Et Peu-Parle se tait énormément, avec délices, pas- sant ses heures, comme la première fois où je le rencon- trai, près du rocher de la Chèvre, toujours assis à la même place, toujours l'œil fixé sur le même point. Les gens prétendent que Peu-Parle a le secret. C'est pour cela que chaque matin, hiver comme été, il monte là-haut, et qu'on le voit, des journées entières, couver du regard un endroit connu de lui seul, retraite de la Chèvre fée. Peu-Parle, s'il voulait, serait riche comme un Crésus. Il ne veut pas, l'idée lui suffit ! Gardien jaloux d'un tré- sor qu'il dédaigne, refusant d'y toucher, craignant d'en laisser approcher les autres, il vit ainsi depuis quarante ans, heureux, déguenillé, avec son rêve et sa chimère. Peu-Parle passe pour sorcier, les vieilles femmes, qui s'en vont couper des lavandes, ont vu la nuit, quand il garde après le soleil couché, des formes étranges se pro- mener devant son feu. Les hommes, même courageux, n'aiment guère à DISCOURS DE PEU-PARLE 95 entendre sur le tard l'aigre aboi de son chien Guerrier et le bruit de ses souliers ferrés dans les pierrailles. D'ailleurs., brave homme, et respecté comme on res- pecte les puissances ! Un jour, Peu-Pari e m'a parlé. Je lui avais offert du tabac pour en bourrer sa pire que, faute d'argent, il suçait à vide. L'attention le toucha, nous causâmes : — Alors, vous êtes venu pour le trésor?... Ne dites pas non; je parle peu, mais j'entends bien et je descends quelquefois au village... Venu même de très loin, paraît- il. Bon! le trésor du roi de Maj orque vaut bien qu'on fasse quelques lieues. — Du roi de Majorque? — Eh ! oui, un ancien roi venu par la mer, qui plus tard fut obligé de fuir... Vous savez ces choses mieux que moi et me faites bavarder. Mais n'importe ! Peu-Parle s'appelle Peu-Parle, il ne conte que ce qu'il veut, et a tout deviné l'autre jour en vous voyant regarder l'ombre. Que vous a fait la Chèvre d'or? Pourquoi ne pas la laisser tranquille sur sa montagne? Elle va, vient au clair de lune, buvant l'eau pure, broutant la mousse, et ne fait de mal à personne. Quand on l'aura prise, la belle avance ! Captive, la Chèvre d'or se vengera, car l'or est la source de toute misère. C'est à cause de lui que les hommes se haïssent, c'est à cause de lui que femmes ne vont pas vers qui sait les aimer. Dans le clos des ermites il y a deux tombes, — M. Honnorat les connaît bien, — les tombes de deux cousins, presque deux frères, qui moururent de mort sanglante pour avoir désiré la Chèvre d'or. Que l'or reste caché, que la Chèvre d'or reste libre ! Si je pouvais, moi, Peu-Parle, comme les gens croient, rien qu'en levant un doigt, faire reparaître au soleil les richesses que ce rocher recouvre, je ne lèverais pas le doigt, je laisserais dormir les richesses... g6 LA CHÈVRE D'OR Peu-Parle, quelques instants encore, continua son apo- calyptique discours où se mêlaient, ainsi que dans une vision vague, la fabuleuse Chèvre d'or avec les préoccu- pations plus positives des trésors oubliés par le roi de Majorque. Puis, fatigué sans doute de cet effort, il siffla Guerrier, se dressa, et, me tendant la main : — Réussir dans cette entreprise serait beau. Je vous souhaite bonne chance!... Autrefois, jeune, j'ai tenté, mais la hardiesse ne suffit pas, il faut encore qu'on vous aime. Les hommes inventent, calculent, et c'est la femme qui a la clef d'or : faites- vous aimer de Norette l XXIÏÎ UN BOUQUET Ceci tourne au conte de fée. Ainsi, d'après le vieux Peu-Parle, pour parvenir jus- qu'au trésor, je dois d'abord me déguiser en prince Char- mant, à mon âge! auquel cas, j'aurais pour Belle au Bois Dormant, Mile Norette. Mais Norette n'est pas princesse, la maison de M. Hon- norat, quoique pittoresque, n'a que de très lointains rap- ports avec les châteaux perdus au fond des forêts enchan- tées, et je ne veux pas, sur de chimériques espérances, m'établir le soupirant d'une petite paysanne. Car elles sont bien chimériques, ces espérances ! et je m'amuse fort, moi-même, à analyser l'étrange travail qui, sans doute, en raison de l'isolement où je vis, s'est peu à peu fait dans mon âme. Eh ! quoi ! parce qu'un matin de désœuvrement, l'idée m'est venue de consacrer aux Arabes de Provence une étude plus ou moins érudite, parce qu'il me plaît de rechercher les traces légères que leur passage a pu laisser dans le pays, parce que, le jour de mon arrivée, les nuages de l'air surchauffé, la grisante odeur des résines et des lavandes m'ont donné, l'espace de quelques secondes» une hallucination, suite naturelle d'un rêve ; et parce que, misé Jano l'ayant perdue, j'ai ramassé une clochette ins- crite de caractères qui me parurent curieux, voici que, depuis un grand mois, plus crédule qu'un paysan, plus visionnaire qu'un berger, je perds mon temps à cher- cher les moyens de conquérir, au fond de la caverne que 4 9$ LA CHÈVRE D'OR garde sans dcute un dragon» les richesses du roi de Majorque. Tout en songeant ainsi, je redescendais machinalement la montagne, mais du coté opposé à celui par lequel j'étais venu. Un étroit sentier, visible à peine, serpente là, au milieu des blocs moussus et des verdures. Car, autant le versant méridional, brûlé du soleil, est aride, autant le versant nord, — presque toujours dans l'ombre et perpétuelle- ment humecté par un suintement d'eaux souterraines venues, sans doute, du même mystérieux réservoir qui alimente la source du roc de la Chèvre, — offre d'agréable fraîcheur. Nos montagnes ont de ces contrastes, et, dans certains coins privilégiés, souvent le printemps se continue tandis qu'à quelques pas, les feuillages et les herbes sèchent aux flammes de l'été. Des fleurs croissaient en cet endroit, des rieurs alpestres, délicates, d'espèces inconnues. J'en cueillis et finis par faire un bouquet que j'encadrai, pour mieux le garantir^ d'une collerette de fougères et de capillaires. Cette pré- caution me permit de l'apporter intact au village. M. Honnorat que je rencontrai se promenant seul sur la place, l'admira fort à cause de sa rareté en cette sai- son. Je lui dis l'avoir cueilli pour Mlle Norette. — Vous tombez mal i c'est aujourd'hui jour de les- sive, et les jours de lessive la maison devient inhabitable. J'avais pris la fuite et n'osais plus aller chercher ma pipe, malheureusement oubliée. Norette est avec Saladine en train (l'étendre dans la cour. Après tout, rien ne coûte d'essayer, un bouquet embellira peut-être son humeur. Sur des cordes, partout, se croisant d'un angle à l'autre, entre les arcades, Saladine, privilégiée par sa haute taille, disposait, d'un air toujours bourru, les toiles que Norette lui passait, et que Ganteaume, religieusement, passait à Norette. UN BOUQUET 99 M. Konnorat n'avançait que prudemment, à moitié rassuré par ma présence. — Norette, regarde Norette, le galant bouquet qu'on veut t'offrir. Je ne sais ce qu'avait mon bouquet, pareil pourtant à tous les bouquets, mais au seul aspect des pauvres fleurettes, Ganteaume devint rouge jusqu'aux oreilles, Saladine me jeta un regard de dogue irrité, et Norette, qui les serrait déjà dans ses doigts tremblants, me parut, pour un hommage si banal, ressentir une émotion vrai- ment singulière. — Filons maintenant, j 'ai ma pipe ! me disait le bon M. Honnorat. Et moi, tout en le suivant, je songeais à la phrase énig- matique de Peu- parle : ». c'est la femme qui a la clef d'or, faites-vous aimer de Norette. » Est-ce que Peu-Parle, en sa qualité de sorcier, aurait vu des choses que je n'ai point vues? Est-ce que, sans que je m'en doute, par caprice, Mlle Norette m'aimerait? XXIV LES OURSINS DU PATRON RUF Une surprise m'attendait. Sur la porte, qui rencontrons-nous? patron Ruf, tou- jours rasé, toujours tané, portant de chaque main un panier d'oursins frais péchés dont les piquantes couleurs de châtaigne se remuaient encore lentement au milieu de leur emballage d'herbe marine. M. Honnorat, cette fois, ose affronter Norette, affronter Saladine. Que sont la lessive et les femmes quant il s'agit d'un ami comme patron Ruf et d'oursins engraissés par la pleine lune. Aussitôt le dîner s'improvise, car les oursins n'at- tendent pas. On me convie ainsi que l'abbé à qui patron Ruf dépêche Ganteaume. Saladine, décidément vaincue, séchera son linge au jardin; et nous voilà tous attablés dans la cour aux blanches arcades, sous la vigne dont le cep pelucheux, perdant son écorce, a l'air d'un très vieux bois qui mou- rait. C'est patron Ruf qui bravement, sans craindre les pointes, décoiffe l'un après l'autre les oursins comme on fait des œufs à la coque. Une î deux ! et l'étoile de chair jaune orange apparaît nageant dans une noirâtre mixture d'eau de mer et d'algues triturées. L'abbé, homme aux préjugés montagnards, répugne à manger ces bêtes vivantes. Moi-même, amateur novice, je fais tomber l'algue et l'eau de mer sur mon assiette, LES OURSINS DU PATRON RUF IOI me contentant du jaune que je cueille avec mon cou- teau. M. Honnorat et patron Ruf nous raillent. Ils n'y mettent pas, eux, tant de façons. Ils gobent le tout, eau, algues, étoile, ils roulent la coque avec des mouil- lettes ; et radieux, la barbe ruisselante, M. Honnorat s'écrie : — On dirait qu'on mâche la mer ! — Encore, interrompt patron Ruf, n'est-ce pas ainsi, entre des murs, que l'oursin se mange, mais sur le rivage, dans la barque, en écoutant battre le flot. A six heures du matin, quand le soleil chasse la brune, pourvu que j'aie un bon pain tendre, une bouteille de clairet, je viens à bout de mes six douzaines, et Rothschild n'est pas mon cousin ! Mlle Norette a mis le bouquet sur la table, bien en face d'elle, baissant les yeux; le rose aux joues, toutes les fois que je la regarde ou que je regarde le bouquet. Elle est d'ailleurs très gaie ce soir Mlle Norette. Comme on parle de la mer, elle nous raconte l'impres- sion que lui fit la Méditerranée la première fois qu'elle la vit. Saladine ramenait Norette de nourrice. « Vous vous rappelez, Saladine? » Mais Saladine ne répond pas. N'im- porte ! Norette continue : « Alors, quand nous arrivâmes au mas de la Viste d'où tout l'horizon se découvre, je demandai, petite sauvagesse qui n'a jamais vu que des montagnes : qu'est-ce que c'est que ce grand pré bleu? Saladine me dit : — C'est la mer. — Et les moutons blancs qui sont dessus? — Ce sont des barques et leurs voiles. » Un peu troublée d'avoir fait cet important discours, Mlle Norette, en manière de contenance, a pris le bouquet posé à côté de son verre, sur la nappe, et cette action si simple a si fort impressionné Ganteaume, qu'il en laisse tomber une pile d'assiettes, — du vieux Varages presque aussi finement décoré que le Moustiers, — au désespoir de Saladine, furieuse de s'être adjoint un tel aide. 102 LA CHÈVRE D'OR Le fait est que, depuis le commencement du repas, mon Ganteaume, page ahuri, n'a fait qu'entasser maladresses sur maladresses. Et je me demande pourquoi, Mlle No- rette le sait peut-être, quelques fleurs offertes par moi ont l'étrange pouvoir de la préoccuper ainsi, XXV UNE AMBASSADE Après le déjeuner, patron Rtoi laissant M. Honnorat et l'abbé discuter chasse autour d'un bocal de liqueur aux baies de myrte, — digestive spécialité de Saladine, — m'a appelé confidentiellement dans un coin. je croyais qu'il voulait, en bon père, se renseigner sur la conduite de Ganteaume et sur la façon dont celui-ci se tire des fonctions multiples qui sont censées l'attacher à ma personne. Pas du tout ! patron Ruf est chargé, pour moi, d'une ambassade. La campagne du corail terminé, patron Ruf, après avoir embrassé sa femme, en passant devant la petite Camargue, avait dû pousser jusqu'à Nice pour y négo- cier, au nom de la confrérie, le produit de la pêche fait en commun. Il s'était rencontré là, suivant l'usage, avec de certains marchands génois qui achètent le corail brut pour les fabriques et logent d'ordinaire dans un cabaret de la vieille ville, à l'enseigne de Y'Antico Limon Verde. — Dieu vous préserve, monsieur, de ces auberges ita- liennes ! Ça sent le fromage et c'est épais de mouches. Mais il faut en passer par là lorsqu'on veut vendre aux Génois. Quoi qu'il en soit, l'affaire s'était conclue, et patron Ruf, l'argent serré dans sa saquette, s'apprêtait à partir après l'obligatoire tournée d'asti spumanle, « un pauvre petit vin qui fait des embarras et ne vaut pas notre bon clairet de cassis » î Quand, venant d'une table, dans Î04 LA CHÈVRE D'OR l'enfoncement le plus sombre, il entendit des mots, des fragments de conversation qui lui rirent dresser l'oreille. Quelque chose de louche se tramait. On parlait de M. Konnorat, du Puget-Maure, mon nom même et celui de Norette avaient été plusieurs fois prononcés. — En ma qualité de pêcheur, continuait patron Ruf, toujours au soleil, sur l'eau luisante, je n'ai guère l'habi- tude de voir dans le noir. Pourtant, à force de m' arrondir les yeux en faisant comme font les chats, je finis par dis- tir guer, au milieu d'une demi-douzaine de sacripants qui écoutaient silencieux, un vieux monsieur à lévite, l'air d'un escamoteur ou d'un notaire, et un jeune homme qui me tournait le dos et que je ne reconnus pas d'abord. — Il faut en finir, disait le jeune homme, après tout, le particulier en question veut nous voler, et les voleurs, ça se supprime. A quoi le vieux monsieur répondait : — Sans doute, quand nous aurons touché la mise de fonds et si la chose devient nécessaire. J'estime, en atten- dant, qu'à tout hasard nous ferions mieux d'avoir, avec nous, celui dont il s'agit. — Puisqu'il ne veut pas ! — Il voudra peut-être. — Eh bien ! non. C'est moi maintenant qui ne vou- drais plus s'il voulait. Le jeune homme s'était dressé, furieux, faisant danser verres et bouteilles d'un grand coup de poing sur la table. Je le reconnus : C'était Galfar, souliers vernis, jaquette neuve, comme quelqu'un qui vient d'hériter. — Patron Ruf? — Galfar? — Quel bon vent vous amène dans ces parages? — Le vent du Cap, j'arrive d'Antibes à l'instant, avec la barque, pour vendre notre récolte de corail. — Allons, tant mieux ! et vous retournez? — Au Puget-Maure, une ambassade; 105 A ce mot de Puget- Maure, Galfar me regarda l'œil méchant : — Au fait, j'oubliais : vous avez là-haut votre petit Ganteaume. Mais, alors, vous connaissez certainement le prétendu de ma cousine Honnorat. Eh bien i dites-lui de ma part, que je lui défends, entendez- vous? que je lui défends d'épouser Norette. Et, dites-lui aussi, au cas où vous auriez compris notre conversation de tout à l'heure, qu'il y a quelque danger pour les gens à vouloir entrer dans nos familles, que la Chèvre d'or, chez les Gazan et les Galfar, a déjà causé plus d'un malheur, et que si ses sabots, les nuits de lune, laissent des traces d'or sur les cailloux, souvent aussi, aux endroits où elle a passé, on trouve des gouttes de sang, des marques rouges. Patron Ruf était très ému. — Mais, quel rapport, lui dis- je, Mlle Norette...? — Écoutez I J'ignore si vous en voulez au trésor, et si c'est pour cela que vous faites la cour à Mlle Norette. Mais, j'ai autrefois entendu raconter que le secret de ce trésor se transmet de mère en fille parmi les Gazan et les Galfar, qui toujours se marient entre eux. Mlle No- rette, en conséquence, le tiendrait de feu Mme Honnorat, sa mère, qui était une Galfar. — Du reste, conclut patron Ruf, vous savez ce qu'il vous reste à faire. J'avais prévu cela, vous étiez averti. Que venez- vous chercher dans ce pays de sauvages? Et pour- quoi ne pas retourner demain à la petite Camargue, où nous attend Tardive pour y pêcher, aidés de Ganteaume, la Castagnore, le poisson Saint- Pierre, et coucher le soir à la cabane, sans vilains soucis, bien tranquille, en écou- tant tinter le clairin d'Arlatan? XXVI PERPLEXITÉS SENTIMENTALES Resterai-je? ne resterai- je pas? Dois-je écouter les prudents conseils de patron Ruf ou m'obstiner à la poursuite d'un trésor peut-être chi- mérique? L'alternative me rend perplexe. Si je quitte le Puget-Maure, j'aurai l'air, et cela m'of- fense, de redouter Galfar, de fuir devant ses menaces. Mais je me sens médiocrement fier quand je songe au rôle de comédie que, dans le cas contraire, il me faudrait jouer. Me voit-on d'ici, par intérêt, — eh ! oui, par intérêt, puisque la fortune est au bout, — feignant une affection que je n'ai pas pour Mlle Norette ! Je me rappelle avec quel sentiment de pitié, mêlé de mépris, il m'est arrivé, jadis, de considérer, dans ce qu'on appelle le monde, des gens, — honnêtes au demeurant, — qui n'auraient pas menti à un homme, et qui se mentaient à eux-mêmes impudemment, pour se prouver qu'ils aimaient d'amour quelque insignifiante fillette dont ils ne désiraient guère que la dot. Et ils finissaient, les malheureux, par se croire épris, comme font ces pleureuses gagées qui, se grisant de leurs propres cris, s'attendrissant par leurs propres plaintes, arrivent à verser de vraies larmes sur la fosse d'un mort qu'elles n'ont pas connu. Il me répugnerait d'agir ainsi, bien qu'après tout, avec Lille Norette, maîtresse et gardienne de la Chèvre d'or, PERPLEXITES SENTIMENTALES 10/ mon cas ait je ne sais quoi d'agréablement chevaleresque. lis, hélas I comme en peu de temps les choses s'em- parent de vous ! Me voici tout triste, maintenant, à la seule idée de partir, de laisser ce village et ses tortueuses ruelles, cette vieille maison devenue mienne, ce pavé de l'âne dont les galets pointus, depuis quelque temps, me semblaient doux. Et misé Jano, qui m 'apparut dans le vallon, bondis- sante, surnaturelle, pour me souhaiter la bienvenue. Et M. Honnorat, et Saladine... Je n'ose pas ajouter : et Mlle Norette? par crainte de voir trop clair en moi. Car elle est charmante, décidément, Mlle Norette. Avant le dîner d'hier, je ne l'avais jamais regardée, et je n'aurais su dire si ses yeux étaient noirs ou bleus. Ils sont noirs, d'un noir de velours noyé d'ombre. Un peu alanguis, par exemple, et doucement mélancoliques. Des yeux d'esclave heureuse, qui se serait volontairement donnée. La belle Schéhérazade devait avoir ces yeux-là. C'est bien, de l'honneur que me fait Galfar en me ju- geant digne d'être remarqué par deux yeux pareils I Pourtant, je ne me suis jamais guère mis en frais pour leur plaire, Galfar non plus, d'ailleurs. Singuliers galants que nous sommes : aussi mal vêtus l'un que l'autre, faits tous deux comme des brigands, et sa veste en velours à côtes n'a pas à redouter la compa- raison avec ma jaquette de gros cadis. N'importe, béni soit Galfar S sans Galfar, sans ses jalousies, j'ignorerais encore Norette. Norette ! comme il serait bon et savoureux d'avoir à soi, à soi tout seul, cette âme neuve. Je me sens au cœur une sensation de délicieuse fraî- cheur, sensation presque physique, en me rappelant sa rougeur ingénue, quand je lui offris le bouquet, et le subit frémissement de sa petite poitrine passionnée. IOS LA CHÈVRE D'OR S'imaginer qu'on vous aime est le commencement de l'amour. Norette m'aimant, il me semble que je ne pour- rai m'empecher d'aimer Norette. Mais comment savoir? je crois avoir trouvé le moyen. Patron Ruf s'en retourne demain. Je me mettrai en route avec lui, ainsi que la loyauté l'ordonne. Mais si Mlle Norette s'obstinait à me retenir, si elle avouait... Alors, dame ! je n'aurai qu'à laisser faire le destin. Ma conscience sera tranquille. On ne peut pour- tant pas tenir rigueur à une enfant aimable et qui vous aime, uniquement sous le prétexte qu'elle peut être l'héri- tière d'un roi de Majorque et de ses trésors XXVII AU JARDIN M. Honnorat possède, au pied de sa tour, un jardin dont il est très fier. Un jardin? non ! un ressaut du roc aplani, entouré d'un mur, et, de tous les côtés, dominant l'abîme. Ce mur retient un peu de terre végétale trouvée dans les fentes, laquelle terre, se mêlant aux débris du roc lui- même, friable pierraille en train de fondre et de se pul- vériser au soleil, constitue un problématique humus qui, ailleurs, ne suffirait pas à nourrir les sobres racines de l'ortie ou de la ronce, mais dont se contentent, en ce cli- mat béni, trois pieds d'oranger, un laurier, une bordure de romarin, quelques fruits et quelques légumes. Le tout, tant bien que mal arrosé par l'eau rare d'une citerne que M. Honnorat ménage parcimonieusement. La nuit approchant, j'étais venu m'accouder au para- pet de ma terrasse, sans motif bien défini, histoire de réjouir mes regards aux changeantes splendeurs de l'horizon qui, là-bas, s'empourpre, et peut-être aussi parce que, juste au-dessous de la place que j'ai choisie, se trouve un banc de pierre qu'un laurier ombrage, et où, quelquefois, Mlle Norette aime s'asseoir. Comme l'après-midi a été brûlante et que plantes et fleurs s'inclinaient altérées, Mlle Norette et Saladine font ruisseler largement, joyeusement, l'eau de la citerne, au grand désespoir de M. Honnorat qui proteste. Mlle Norette rit. Les voix montent dans l'air frais du soir. ÎIO LA CHÈVRE D'OR — Dès que l'on touche au robinet, s'écrie Saladine en montrant M. Honnorat, on dirait que son sang se verse. Et Mlle Norette ajoute : — Père sème ses haricots par gloire ; moi, je leur donne à boire par pitié. Puis M. Honnorat est sorti, toujours en querelle avec Saladine, et Mlle Norette est restée seule. Je suis descendu au jardin. Mlle Norette m'a dit : — Je vous avais vu, je vous attendais. Elle m'a dit cela d'un air tranquille, ingénument, sans fausse honte, en personne sûre d'elle-même et sûre de moi. Mais, ayant prononcé le mot de départ, je l'ai vu deve- nir subitement pâle, de cette pâleur mate des brunes qui les font ressembler à des statues. Un instant, j'ai eu peur. Les paupières baissées sans doute pour ne pas pleurer, immobile, la petite Norette était de marbre. Et, quand elle m'a regardé, dans ses yeux où des larmes montaient, ij y avait une immense tristesse. Sans une parole, elle m'a fait signe de l'attendre. Elle est allée jusqu'à sa chambre chercher la boîte des souhaits, symbolique cofiret où tiennent ses espérances et ses bonheurs de jeune fille; et l'ayant ouvert, l'ayant vidé, elle m'a montré, pêle-mêle avec l'œuf, le sel et la quenouille, vingt bouquets pareils à celui que je lui ai offert, les uns frais encore, et les autres déjà flétris. — Mes fleurs, mes pauvres fieurs, soupirait-elle. J'étais, chaque matin, si contente de les trouver, là., sur ce banc, frileuses, baignées de rosée... Je les réchauffais sur mon cœur sachant qu'elles venaient de vous... Je me disais : il n'ose pas me les donner lui-même; mais il est brave, c'est un homme, le courage un jour lui viendra... Le cou- rage vous était venu puisque hier vous m'avez offert un AU JARDIN III bouquet de ces mêmes fleurs devant mon père. Et, main- tenant, vous nous quittez ! Que vous importe notre ami- tié? Que vous font les pleurs de Norette? Sa grande colère s'en allait en larmes ; et ne compre- nant pas, mais délicieusement ému, je ne pus m'empêcher de sourire quand j'entendis Norette, dans mes bras, entre deux sanglots, s'écrier d'une voix redevenue presque enfantine : — Ce n'est tout de même pas joli, non, pas joli de tant aimer un monsieur qu'on ne connaît pas ! Qu'ai-je répondu? Je l'ignore. Mais, quand nous sommes sortis du jardin, Mile Norette ne pleurait plus, et, malgré mes dénégations étonnées, on m'avait prouvé que c'était moi qui, chaque soir, depuis vingt jours, laissait du haut de ma terrasse tomber un bouquet sur le banc aimé de Norette. Le diable, évidemment, se mêle de mes amours et cette histoire de bouquets cache quelque sorcellerie. Ne cherchons pas. Le mieux est encore de laisser aller les choses. Est-il besoin de comprendre pour être heureux. XXVIII LES AMOURS DE GANTEAUME Et pourtant ces bouquets ne sont pas tombés du ciel, ils n'ont pas poussé tout seuls sur le banc ! Or, personne, sauf les Gazan, ne pénètre dans le jardin ; et personne aussi, sauf Ganteaume et moi, n'a la clef de la terrasse. Je suis bien sûr, à moins de me croire somnambule, de n'avoir jamais jeté aucun bouquet du haut de la tour. Reste Ganteaume. Est-ce Ganteaume?... J'avais bien remarqué ses extases devant Norette, son empressement à la servir, et son trouble mal dissimulé, le jour de lessive, à l'aspect des fleurs offertes par moi. Ganteaume doit être coupable. Je l'ai fait comparaître. Il est venu, l'air repentant, la mine basse. « Holà ! maître Ganteaume, lui ai-je dit, est-ce ainsi qu'on comprend ses devoirs de page? Et pensez- vous que j'autoriserais une personne de ma suite à nouer de cou- pables intrigues dans la maison qui nous offre l'hospita- lité? » La solennité d'un tel début acheva de décontenancer le misérable. C'est en sanglotant, qu'il avoue toute une série de méfaits. Pendant que je le croyais occupé à rouler les ruelles du Puget-Maure, en compagnie des galopins de son âge, à pêcher la truite au torrent, ou à dénicher, capture rare, quelque couvée de merles de roche, Ganteaume, ambi- tieux déjà, rêvant de plus hautes destinées, avait entre- LES AMOURS DE GANTEAUME 113 pris, pour son compte, la conquête de ia Chèvre d'or. Il s'est lié avec Peu-Parle. Ce vieux fou l'honore de ses confidences et maître Ganteaume, en échange, lui a fait part de mes projets. Le soir, Ganteaume apprend à connaître le nom des étoiles. Puis, s'asseyant dans la lavande, ils s'entre- tiennent longuement du roi de Majorque et de la Chèvre. Ganteaume croit fermement à l'existence du trésor. Il sait, d'ailleurs, toujours par Peu-Parle, des détails curieux que j'ignorais. C'est bien, comme je l'avais conjecturé, l'ombre d'une pierre, à certaine heure du jour, à certaine époque de l'année, qui doit marquer la place où il s'agit de fouiller. Là, on ne trouvera pas encore le trésor, mais une cas- sette en fer contenant des papiers mystérieux. Avec ces papiers, la réussite est certaine. Seulement on ne peut rien faire sans Mlle Norette qui possède le talisman, por- tant gravé le secret de l'ombre. — Une clochette peut-être? — Oui ! il me semble que Peu-Parle a prononcé le mot de clochette. Ganteaume, au surplus, me jure qu'il n'a jamais pré- tendu accaparer seul le trésor. Son intention était d'en faire deux parts : l'une à moi destinée, l'autre destinée à patron Ruf. Comme récompense, Ganteaume se conten- tait du bonheur d'épouser Norette et de vivre éternelle- ment auprès d'elle. C'est avec l'espoir de plaire à Norette que, d'après les conseils de Peu-Parle, il avait imaginé le galant envoi de bouquets dont Norette me fait honneur. Mais Ganteaume comprend désormais combien tout cela est irréalisable. Il a renoncé à Norette silencieuse- ment, sans se plaindre, dès qu'il a vu qu'elle m'aimait. Et maintenant, meurtri par l'écroulement de son rêve, il me supplie de le garder, de ne pas le renvoyer avec patron Ruf. 124 LA CHÈVRE D'OR La joie est mère d'indulgence : je pardonne à mon rival ce douze ans. îl essuie ses larmes, il me remercie en essayant de sou- rire. Mais Norette, visiblement, lui tient au cœur, et la bles- sure saigne encore. Hélas ! qui eût imaginé que Ganteaume serait la pre- mière victime de cette capricieuse Chèvre d'or. XXIX LES FLEURS DE LA REINE Mile Norette n'est plus la même. J'aurais peine à reconnaître, quand elle passe me sou- riant, volontaire et vive, la demi-paysanne dont l'incons- ciente timidité se déguisait de brusquerie. Désormais Mlle Norette ignore la timidité. Mlle Norette est confiante, quoiqu'on ait négligé de faire M. Honnorat le confident de nos amours, et nous serions époux depuis deux ans qu'elle n'agirait pas d'autre sorte. Ce matin, Mlle Norette m'a dit : — Vos rieurs sont belles, je les aime ; mais j'en sais de plus belles que les vôtres. — Plus belles? — Les fleurs de la Reine ! Vos fleurs ne sont que fleurs de montagne. Les miennes viennent du jardin féerique qu'une princesse venue d'Orient avait autour de son château. Aux veillées d'hiver où, un galet sur les genoux, un autre galet servant de marteau, les filles, en chantant, cassent l'amande amère, vous pourriez entendre raconter à ce propos, par les paysans braconniers et les paysannes ramasseuses de litière et de feuilles mortes, des choses tout à fait surprenantes. Du jardin redevenu lande, du logis, admirable autre- fois, on ne voit plus qu'un grand rempart noir, et, çà et là, des pierres tombées. Mais, aussitôt les beaux jours venus, sous ie vieux rempart, entre les vieilles pierres, poussent des rieurs comme personne n'en a vu, à coup llG LA CHÈVRE D'OR sûr, descendantes de celles qu'avait la reine en son jar- din, et dont là-haut, tout près du ciel, la race s'est per- pétuée. — Et c'est bien haut, là-haut, près du ciel? — Très haut! reprit Norette en souriant; plus haut encore que le rocher de la Chèvre. Mais où ne monterait- on pas, pour trouver ce parterre des Mille et une Nuits, ces rieurs de la Reine, variées, innombrables, couleur de ciel et de rosée, des fleurs qui n'ont rien de terrestre et ne ressemblent pas plus aux grossières fleurs écloses dans nos vallons... — Que Mlle Norette ne ressemble.., — Sans doute ! répondit Norette. C'est pourquoi, ce soir, nous irons; mais Ganteaume nous accompagnera. — Pourquoi Ganteaume? — Préféreriez- vous Saladine? Trois heures, la chaleur commence à tomber, c'est le moment de se mettre en route. Misé Jano, heureuse d'être libre, nous précède. Gan- teaume, un peu mélancolique, porte le panier aux pro- visions. Norette se signe en passant devant le cimetière où dorment « Les deux qui sont morts », on laisse à gauche l'ermitage, le roc de la Chèvre, au pied duquel je recon- nais de loin la haute taille de Peu-Parle, et nous voilà en pleine montagne. A droite, à gauche, des rochers gris-bleu où, çà et là, l'arrachement de blocs éboulés laisse de larges taches blanches, que les immortelles sauvages brodent de leur feuillage d'argent pâle et de leurs rigides grappes d'or. Au pied des rochers, ce sont de grands chardons pareils à des acanthes, des genévriers aux baies violettes, des caroubiers bossus décorant leur sombre verdure de gousses luisantes, comme vernissées, et des pins dont les branches basses, tranchées par la hache, pleurent des larmes d'ambre au soleil. LES FLEURS DE LA REINE Ii; Sur tout cela, dans la pénétrante odeur des romarins et des lavandes, un grand silence à peine troublé par quelque chant d'oiseau, — grêle et fin, en harmonie avec le paysage, — et le bruit d'innombrables limaçons vides qui, jonchant le sentier, s'écrasent et craquent sous nos pas. Ganteaume et Misé Jano sont devant. Nous marchons côte à côte avec Norette, la main dans la main, sans rien nous dire. Parfois nous retournant, éblouis de lumière, entre les troncs lisses des pins, par delà les pentes brûlées, nous voyons le bleu de la mer. — Nous voici arrivés ! goûtons d'abord, s'écrie Norette. Ganteaume déballe les provisions, on s'installe sur l'herbe fine; et, pendant quelques instants, un appétit noblement gagné par cette pittoresque mais rude montée, nous fait oublier nos soucis d'amour. — Maintenant, pendant que je vais cueillir mes fleurs, libre à vous de contempler le paysage. Et Norette éclate de rire, toujours charmante et mali- cieuse. Je relève la tête, mais le paysage a disparu... Un brouil- lard taquin, comme, à cette saison, il en rampe au flanc des montagnes, nous a sournoisement enveloppés. Un gentil brouillard, certes ! vrai brouillard de Provence, blanc, clair, léger comme une gaze et tout pénétré de rayons. Arrivant sur nous par petits nuages pressés, il n'en cache pas moins l'étendue. Et d'en bas, tout près, le vent nous apporte les cocoricos des coqs dans les fermes, le bruit continu des flots. — C'est gentil de se savoir seuls ! En effet, la brume gagnant peu à peu, nous voilà main- tenant noyés dans une atmosphère de nacre et d'opale, lumineuse pourtant, où Norette apparaît grandie, comme transfigurée, et sur laquelle, visibles à deux pas de nous, se découpent, avec une singulière vigueur, quelques tiges de graminées, et la silhouette d'un figuier enraciné au rebord du précipice. Il8 LA CHÈVRE D'OR Tout à coup, Norette s'agenouille près du figuier, elle se penche, elle m'appelle. J'arrive à temps pour la relever, un instant dans mes bras, riante et frémissante. — Ah ! Ganteaume, que j 'ai eu peur ! Heureuse d'avoir été secourue par moi, effrayée encore du léger péril, et ne sachant comment exprimer cette émotion complexe, bravement, follement, n'écoutant que son cœur, elle embrasse... M. Ganteaume. Et ce baiser, en contentant Norette, fit encore deux heureux par surcroît : Ganteaume qui l'avait reçu, et moi qui me le savait indirectement destiné. XXX SAINTE SARE — Bon ! conclut Norette, ceci n'est rien, puisque j'ai tout de même mon bouquet... Voyons, Ganteaume : le ruban? le cierge? le carré de drap rouge? Et maintenant il s'agirait de ne plus perdre une minute si nous voulons passer par le Pas du Sarrazin... Ganteaume! appelez Misé Jano... Heureusement que la brume ne doit pas s'étendre bien bas, et que je sais le bon chemin. En effet, la brume n'était qu'une ligne mince et droite, coupant la montagne. En quelques pas nous l'avion s franchie, et, tandis que ses légers flocons enveloppaient encore Misé Jano et Ganteaume, nous nous trouvions déjà, avec Norette, dans la lumière et le soleil. Quel est ce Pas du Sarrazin, où me mène Norette? Car Norette, je m'en aperçois, commence à me mener comme elle veut, et mes amis s'amuseraient, eux qui ont connu mon indépendance, de me voir ainsi, en l'honneur de la Chèvre d'or, obéir au caprice d'une petite paysanne. Mais est-ce que depuis quatre jouft, depuis l'aventure des fleurs jetées, j'y songe seulement à cette Chèvre d'or? Norette daigne m'expliquer que le Pas du Sarrazin est un étroit défilé fermant du côté de la mer le plus impor- tant des trois vallons qui conduisent au Puget-Maure. Il s'y est jadis livré des batailles, et, de chaque côté, s'amor- çant à la roche, on voit des restes de barricade. — La chose pourra peut-être vous intéresser, mon- sieur le savant ! Mais dans la pensée de Norette, notre excursion n'a 120 LA CHÈVRE D'OR rien de spécialement archéologique. Le Pas du Sarrazin s'ouvre presque en plaine, à un demi- kilomètre de la route menant à Fréjus. L'endroit, quoique sauvage et solitaire, est accessible aux charriots, et les Bohémiens, avec leurs caravanes roulantes, se détournent volontiers pour y faire halte, lorsqu'au changement de saison, ils rejoignent leurs quartiers d'hiver. Or, les Bohémiens sont arrivés. Ils attendent Norette avertie et qui doit leur confier une mission des plus graves. Comme ils s'en vont à Notre-Dame-de-la-Mer, c'est eux que Norette chargera de déposer le bouquet noué du ruban et de faire brûler le cierge sur le tombeau de sainte Sare. — Sainte Sare? — Vous ne connaissez pas sainte Sare, la fidèle ser- vante des Trois-Maries, qui, venue avec elles en Pro- vence, après la mort du Christ, sur une barque sans voile et sans rames, mourut près de Marie Jacobé et de Marie Salomé, en l'île de Camargue, entre les deux Rhônes, pendant que Marie Magdeleine pleurait au désert. D'Aygues-Mortes à Fos, le long du golfe, autour des grands étangs, il n'y a pas un matelot ni un pêcheur, pas un gardien de taureaux et pas un meneur de cavales, qui ne connaisse sa légende. Depuis, dans la magnifique église que la Provence a bâtie, Jacobé et Salomé habitent, au-dessus de l'autel, une chapelle aérienne d'où l'on voit, — mon père m'y conduisit, étant petite, — des plages sans fin et la mer. Sainte Sare, dédaignée, se contente d'une humble crypte ; où seule, ou peu s'en faut, les Bohémiens la vé- nèrent parce qu'elle était, prétendent-ils, de leur race et de leur couleur Nous approchions du campement, presque désert, les hommes et tout ce qui avait plus de dix ans étant partis en expédition dès le matin. Rien qu'une vieille femme restée pour faire bouillir le pot, soigner le cheval et sur- SAINTE SARE 121 veiller une demi douzaine de marmots noirs comme char- bon, qui, tout nus, se roulaient dans l'herbe. C'est à la vieille précisément que Mlle Norette avait affaire. Elle a donné le morceau d'étoffe rouge à la vieille qui, tout de suite, — où diantre la coquetterie va-t-elle se nicher? — se l'est épingle au corsage. Puis elles se sont mises à causer, à me regarder, tandis que le plus jeune et le plus crépu des marmots tétait, le ventre en l'air, cramponné aux poils dorés de Misé Jano, et que les autres donnaient l'assaut aux débris de provisions restés dans le panier que Ganteaume portait. Après quoi, tous, y compris le nourrisson improvisé, sont venus me mendier quelques pincées de tabac pour bourrer leurs pipes, culottées déjà, et se rouler des cigarettes. La vieille nous a dit : — Soyez sans crainte, avant qu'il soit huit jours, le cierge brûlera sur le tombeau, près de ces fleurs dont les graines vinrent d'Orient, et j'aurai, pour vous la rendre favorable, dit les paroles en langue inconnue que sainte Sare aime entendre. Elle ajoute, s'adressant à moi : — Tout le bonheur vous était dû ! Puis, à Norette, avec des douceurs dans la voix, des nuances de flatterie qui m'étonnent un peu dans cette bouche d'immémoriale sorcière : — Elle est si noble et si belle, la demoiselle du Puget- Maure i belle et brune comme Sara, noble comme la prin- cesse dont elle m'a apporté les fleurs... Si elle voulait, nous la ferions reine, — mais elle ne veut pas, son Des- tin est ailleurs ; — nous la ferions reine au village des Saintes, selon la coutume, dans le rond de nos chariots, sur un trône en plein air, parée de diamants et d'or... Et le peuple l'admirerait, et de la voir ainsi, les gardiens de Camargue, serrant le mors à leurs chevaux blancs, envie- raient et deviendraient pâles.. 122 LA CHÈVRE DOS La vieille ne s'arrêtait plus. — Partons ! dit Norette qui feignait de rire, mais visi- blement gênée, en ma présence, par ce flux d'énigma- tiques paroles. Le soleil avait disparu. Nous dûmes nous presser pour être de retour au Puget-Maure avant la nuit. Cependant Norette, ingénument exaltée, me racon- tait qu'elle s'appelait Sara, comme sa mère, et que sainte Sare était leur patronne... Maintenant, elle se sentait plus heureuse, sûre de la protection de sainte Sare pour quelque chose qu'elle ne me disait pas, mais que son regard, bien qu'à chaque fois il se détournât du mien, me faisait deviner. Sans la présence de Ganteaume, Norette m'en eût peut- être dit davantage. Malgré l'impatience de M. Konnorat, dont l'appétit n'avait pas attendu, et la sourde révolte de Saladine, elle voulut encore me montrer, avant le dîner, un morceau de bois assez informe que je n'avais pas encore remarqué dans son musée des souvenirs. — Tenez! la voilà, sainte Sare, la protectrice des Gazan ! Nous l'avons depuis plus de trois cents ans dans la famille. Admirez-la, au moins. Elle n'est pas belle, mais je l'aime. C'était une de ces antiques images dont la dorure, en s'oxydant, prend des tons d'ébène, et que l'imagination populaire transforme volontiers en vierges noires long- temps enfouies, puis un beau jour miraculeusement découvertes, dans quelque hallier qu'on défriche, par les deux bœufs de labour meuglant et agenouillés. Seulement, sainte Sare, avec son profil oriental, très caractéristique malgré la naïveté du ciseau, avec les légères traces d'or restées aux plis du long manteau et aux torsades de la coiffure, avait un petit air païen qu'en général les vierges n'ont pas, et ressemblait à une sultane qui aurait ressemblé à Norette. XXXI PREMIER BAISER Il serait prudent de partir, et patron Ruf avait raison. Toute la nuit, ne pouvant dormir, j'ai donné raison à patron Ruf. Les choses vont trop vite à mon gré, Norette est trop dangereusement ingénue. La pente de notre amourette, — si ma fantaisie s'y attardait, — a chance d'aboutir au mariage. Voilà où me conduirait la Chèvre d'or ! Sans compter que, par une étrange contradiction, m 'étant mis en tête de me faire aimer de Norette à cause de la Chèvre d'or, depuis que Norette m'aime, j'ai oublié la Chèvre d'or, et ne pense plus qu'à Norette. Passe encore pour la sentimentale histoire des bou- quets, passe pour sainte Sare et les fiançailles à la mode bohémienne ! Mais, hier, il s'est passé quelque chose de plias grave. Le clair de lune était magnifique, et l'on prolongeait la soirée au jardin. Nous étions assis, Norette et moi, sur le banc de pierre. M. Honnorat nous tournait le dos, fumait sa pipe et rêvassait, appuyé des deux coudes à la crête du petit mur. Nous causions do u cernent, de choses indifférentes, comme causent les amoureux, une émotion se devinant sous le flot des paroles vaines. Les dents de Norette brillaient. Je songeais, vague- ment jaloux, — l'amour est fait de ces sottises, — à l'enfantin baiser dont Ganteaume connaissait la douceur. 124 LA CHEVRE D OR J'aurais dû me méfier. Mais je me croyais bien tran- quille, puisque M. Honnorat était là et que la lune nous gardait. Tout à coup, de sa bonne grosse voix, M. Honnorat s'écrie : — Bon ! voilà la lune qui passe derrière le pic de l'Aigle, nous en avons pour cinq minutes. Comme si un rideau fût tombé, tout le jardin se trouva dans l'ombre. Nous cessâmes de parler. La main de No- rette chercha ma main. Et quand, par degrés démasquée, la lune pleine reparut, je n'avais plus à être jaloux de Ganteaume.,. Oui ! il serait prudent de partir. Mais tout semble se conjurer contre moi : la lune après le brouillard, et le mistral après la lune. Ce matin, comme je m'apprêtais, mon départ irrévo- cablement décidé, à traverser la place pour régler le compte du Bacchus Navigateur, je me suis heurté à Sala- dine qui, fiévreuse, verrouillait la porte, en général grande ouverte, du passage d'Ane. — Sortir? Jésus, Marie ! y pensez- vous? s'est-elle écriée, les yeux au ciel, en faisant craquer ses mains ridées. Mais, par un temps pareil, la Père Éternel reste- rait chez lui. Écoutez un peu cette musique. Il pleut des tuiles, les arbres se rompent, l'eau des fontaines s'envole en farine, et tout à l'heure, voulant aller chez un voisin, à deux pas, où tourne la rue, de peur de me voir empor- tée, j'ai dû me cramponner au mur, et je recevais dans la figure, en guise de sable, des poignées de cailloux plus gros que les dragées d'un baptême. — C'est le mistral? — C'est le mistral. — Et le mistral dure longtemps? — Jamais moins de trois jours, quelquefois six, mais neuf jours le plus souvent, m'a répondu Saladine. XXXII LE MISTRAL Norette aussi a voulu sortir. Mais au moment où, hési- tante, elle posait le pied sur les premiers pavés de la place, une rafale l'enveloppa, brusque, violente et glacée. — Monsieur?... Saladine?... au secours!... Elle riait, ses yeux mi-cios, abrités sous leurs longs cils bruns, sa robe, que le vent tordait, laissait voir sa fine cheville, et, du coup, comme la poussière d'eau des fon- taines, et comme les pierreuses dragées reçues par cette excellente Saladine, toutes mes sages résolutions s'en- volèrent. — Montons au troisième étage, et de là-haut, bien à Tabri, nous regarderons le mistral souffler. — Nous l'écouterons aussi? — Rassurez- vous ! même sans qu'on l'en prie, il se charge de se faire entendre. Le ciel était bleu, d'un bleu dur et uni de pierre pré- cieuse, mais aucun oiseau n'y volait ; et, devant la mai- son commune, le vieux peuplier de 48, secouant ses feuilles luisantes, saluait, jusqu'à toucher terre, sa ma- jesté le mistral. Par moments, le vent se taisait et le peuplier restait immobile. Puis, après un intervalle de profond silence, c'était, parti du lointain, un bruit de houle qui montait, gran- dissait et nous donnait l'assaut, vague invisible, se bri- sant, — comme si c'eût été une falaise, — autour du petit logis collé à son roc. 120 LA CHÈVRE D OR — De toute la nuit, je n'ai pu dormir, disait Norette, je pensais aux pauvres gens qui sont en mer. Et cette idée, l'idée de patron Ruf seul, par un temps pareil, dans sa barque, donnait à Ganteaume des envies de pleurer. A deux reprises, après le troisième et le sixième jour, ce mistral obstiné renouvela son bail, et neuf jours durant, prisonniers du vent, gardés par la tempête, nous goû- tâmes, Norette et moi, les plaisirs d'un perpétuel tête- à-tête, d'autant plus délicieux que nous ne l'avions pas cherché. Grâce au mistral, toutes les habitudes de la maison étaient bouleversées. On ne voyait plus Saladine, qui, énervée, incapable de tenir en place, et courant tout le jour de la cuisine au grenier, — vieille chatte que le vent affole, — paraissait seulement pour les repas. L'air était froid malgré la saison et quoique le soleil fût joyeux à travers les vitres. Un froid taquin, para- doxal, qui s'en prenait aux nerfs. M. Honnorat, taciturne et bougon, restait, du matin au soir, devant un grand feu de sarments, occupé à soigner je ne sais quelles fièvres imaginaires rapportées du Sénégal et que le mistral réveillait, et personnellement blessé de ce que le maudit vent semblait vouloir le poursuivre jusque chez lui, s'in- troduisant par la cheminée, faisant s'envoler les cendres, et des flammes claires se rabattre jusque sur la traverse du landier. Quant à Ganteaume, il profite du désarroi général pour disparaître, partant à heure fixe, des après-midi tout entières. H s'en va, je le lui ai fait avouer, il s'en va, ses poches pleines de cailloux, de peur que le vent ne l'en- lève, retrouver son ami Peu-Parle dans la montagne. Heureux Ganteaume ! Il pense toujours à la Chèvre d'or, et cela le console un peu de Norette. Moi, je ne pense qu'à Norette. Je suis prêt à rester LE MISTRAL \2J ainsi, loin de tous, sans rien regretter, aussi longtemps qu'il plaira aux. follets de l'air qui mènent vacarme autour de notre tourelle enchantée. D'autres fois, quand le vent redouble, assis à côté de Norette, il nous semble que tout va partir, que les murs tanguent et s'ébranlent, et nous faisons le rêve de nous trouver seuls, tranquilles et perdus sur l'infini des flots, dans un naufrage sans danger. Presque tous les jours, vers une heure, il se produit une accalmie, Nous nous réfugions alors sur ma terrasse. Je sais là un angle où la tempête ne donne pas. Le soleil est doux. Tout cependant frissonne encore, et des tourbillons de poussière blanche courent se poursuivant sur les routes solitaires. Mais bientôt le mistral reprend avec rage. Comment traverser la terrasse? Et Norette, qui feint d'avoir peur, se suspend, espiègle, à mon bras. Un matin, le mistral ne souffla plus. La mer était bleue au lointain et les arbres avaient apaisé leur feuillage. On entendait, montant de la rue, des voix jo3'euses de femmes et d'enfants ; et là-haut, au voisinage des toits, dans le ciel balayé, les martinets, en ronde éperdue, pas- sant dans le soleil avec des reflets d'acier, poussaient leurs cris stridents pareils au bruit de la faucille qui scie le blé mûr. — Vous voilà délivré? — Hélas! oui, mademoiselle Norette; mais j'eusse autant aimé que ma prison durât éternellement. Le rêve des neuf jours était fini, la réalité allait me reprendre. Robinson eut peur en trouvant l'empreinte d'un pied nu sur le sable de son île, qu'il croyait déserte. J'éprou- vai, ce jour-là, une émotion aussi désagréable; car, sorti pour faire un tour de promenade, la première personne 128 LA CHÈVRE D s OR que je rencontrai, ce fut Galfar, tout de neuf vêtu, la barbe taillée, ainsi que patron Ruf me l'avait décrit, mais toujours suivi de son éternel chien, et son éternel fusil sur l'épaule. Je dois constater toutefois, que l'ayant salué, M. Gal- far daigna me rendre mon salut. XXXIII CARTES SUR TABLS La journée me réservait encore une autre surprise. j'avais à peine dépassé l'antique porte du village, que j'entends courir derrière moi. C'est Ganteaume soufflant, affairé : — Un monsieur vous attend à l'auberge, un vieux monsieur qui a des lunettes. Il voudrait vous parler. Je pense que c'est pour la Chèvre d'or. — Depuis quelque temps, vous vous occupez un peu trop de la Chèvre d'or, ami Ganteaume Oui empê- chait, d'ailleurs, le monsieur à lunettes de venir me trouver chez moi? — Je le lui ai dit, mais il préfère... — C'est bien ! Va devant, je te suis ! Le personnage qui m'attendait n'était autre que l'excel- lent M. Biaise Pascal, M. Biaise, citoyen de Monte-Carlo et professeur juré de trente et quarante et de roulette. Ce vieux fou m'a tenu le plus raisonnable des discours. — Jouons cartes sur table. Je pourrais vous en vou- loir, étant persuadé que, sans ma proposition d'il y a six mois et les imprudentes paroles échappées à Galfar ivre, vous n'eussiez jamais, tout seul, trouvé la piste de la Chèvre d'or... Vous dites non. Tant mieux î II me répu- gnait de vous supposer capable d'une indélicatesse ! Admettons qu'un hasard seul vous a conduit ici, — c'est possible, je crois au hasard, — et qu'une série d'autres hasards interprétés par la réflexion aient fini par vous faire connaître une partie de notre secret. 5 Î30 LA CHÈVRE D'OR Mais, il n'en est pas moins vrai que Gaîfar, avec assez de vraisemblance, vous accuse de le lui avoir volé, ce secret. Il n'en est pas moins vrai que Galfar, — qui, lui aussi, voulut l'épouser, — fera l'impossible pour empê- cher le mariage que vous rêvez avec sa cousine Norette, Mais sur ce dernier point, moyennant certaines con- ditions, je me de faire entendre raison à Galfar. Pourquoi ne pas nous associer? Ce que vous savez, nous le savons : l'ombre indiquant îa place où une cas- sette est enfouie ; et les papiers ou parchemins contenus dans cette cassette indiquant à leur tour l'entrée, cachée par une pierre mouvante, des souterrains où git le trésor. Ce qui vous manque, nous manque aussi. C'est, — vous voyez que je joue, ainsi que -je l'ai promis, cartes sur table, — c'est une clochette en argent, d'apparence talis- manique, qui fut un instant dans vos mains, — ne niez pas : Ganteaume l'a dit à Peu-Parle et Peu-Parle me l'a répété, — et que vous avez rendue aussitôt parce que, mal renseigné encore, vous en ignoriez l'importance, et parce que vous n'avez pas même songé à dessiner l'ins- cription, pourtant curieuse, qu'elle porte. Tenez, afin de vous prouver ma bonne foi, je vous dirai que cette ins- cription est tout simplement du grec écrit à l'envers en caractères arabes, suivant la méthode naïve des crypto- graphes d'autrefois. La déchiffrer serait un jeu. Mais, pour la déchiffrer, il faut l'avoir, et on ne l'aura qu'en devenant l'époux de Mlle Norette. Maintenant, si vous voulez savoir pourquoi un pareil trésor est resté si longtemps inviolé, et pourquoi leurs femmes étant dépositaires du secret, pendant six cents ans, les Galfar et les Gazan ont, plutôt que d'y toucher, laissé tomber leurs créneaux et crouler leurs tours, je répondrai qu'il y a là une cause mystérieuse, et que, si je la savais, je n'aurais peut-être pas besoin de vous. Et si vous vouiez savoir encore comment j'ai appris toutes ces choses, je vous dirai que Galfar me les confia CARTES ?■;'. TABtE 131 Un malin que je revenais d'Afrique, et que, pieds nus, il lavait le pont du paquebot. Lui tient cela des traditions de sa famille : « Et dire, s'écriait-il, en montrant de son écouvilîon mouillé un vi\i luge de la côte, tout blanc sur un pic, — le village m où nous sommes, — dire que je suis ici à racler des planches, les jambes dans l'eau, tandis que là-haut, avec un peu d'argent et un peu d'aide, en quinze jours, je serais maitre d'un incalculable trésor ! 9 J'écoutai Galfar, je suis homme pratique. Je trouvai de l'argent pour lui, et le mis en posture de faire sa cour à Norette, mais il ne réussit point ; qu'attendre d'un simple matelot? C'est alors que je songeai à vous mettre dans l'affaire. N'étant point homme pratique, vous eûtes le tort de refuser. Acceptez aujourd'hui, et il n'y aura eu que du temps perdu. Ennemis, nous nous nuirons ; amis, la réussite est sûre. Nous partageons par trois : vous épousez Norette, et je donne ma fille, — car j'ai une fille, musicienne et blonde, — à Galfar. Ce diable d'homme, avec son éloquence, avait presque fini par me tester* Je croyais voir, pendant qu'il parlait, l'ombre portée du roc, le trou, la cassette, puis derrière la pierre tour- nante, l'étroit souterrain des légendes, peuplé d'innom- brables chauves-souris, dont le vol obscur et silencieux semble un frôlement de fantômes et des portes, des portes, des portes, hérissées de clous, s'enguirlandant, — ô merveilles du fer forgé ! — d'ornements défensifs à la mode arabe ; je croyais voir surtout le dernier réduit, le caveau en cul-de-sac bourré, comme dit Peu-Parle à Ganteaume, de diamants et d' « or en barre » ! Quel beau rêve à réaliser 1 quel renouvellement de vie large et libre ! Car enfin cette prétendue civilisation, à la fois très raffinée et très financière, enchaîne les mains, entrave les jambes tout en élargissant les cerveaux, et cantonne par matérielle indigence, notre pauvre corps 13.2 LA CHEVRE D OR dans un coin, tandis que l'esprit, au corps lié, souffre de ne pouvoir prendre son vol et réaliser le divin sur terre ! Par malheur, au moment où je me laissais ainsi empor- ter sur les ailes de la chimère, M. Biaise, — horrible déci- dément, — eut la fâcheuse inspiration d'étaler devant moi, sur la table, les sortant d'un portefeuille d'ailleurs indécemment crasseux, trois papiers timbrés, nos traités libellés d'avance et qu'il n'y avait plus qu'à signer. J'eus honte pour la Chèvre d'or, je fus humilié pour Norette, de les voir marchander ainsi. — Assez, monsieur Biaise, répondis- je au bonhomme, qu'il s'agisse des trésors du roi de Majorque ou de l'amour de Mlle Norette, et même de tous les deux ensemble, j'en fais assez haut cas pour désirer les conquérir à moi seul, — Ainsi, vous refusez? — Je refuse. — Alors c'est la guerre. — Va pour la guerre î — J'ai fait ce que j'ai pu, je m'en lave les mains, con- clut M. Biaise. Et M. Biaise me regardait de cet air triste et apitoyé qu'on ne peut s'empêcher de prendre en regardant les fous. XXXIV GUERRE DÉCLARÉE C'est vraiment la guerre ! En quelques jours, se servant habilement des impru- df nces de Ganteaume, des radotages de Peu-Parle, Gal- far et l'estimable M. Biaise ont su ameuter tout le Puget- Maure contre moi. La chose ne leur a pas été difficile avec cette popula- tion de paysans libres et fiers, prompts à rêver trésors pendant les loisirs que leur fait une existence de demi- paresse orientale, tous d'ailleurs plus ou moins faiseurs de poudre ou braconniers, et chez qui, pour un rien, en subites colères, se réveille le vieux sang des pirates. Ils s'étaient habitués à vivre pauvres sous leurs oliviers, parmi leurs ravins, se consolant, — comme Peu-Parle, — à l'idée qu'ils pouvaient se dire riches, après tout. Cette illusion dorait leur misère, et les faisait regarder de haut les habitants des autres villages. Chacun d'eux, vaguement, obscurément, espérait qu'un jour, en défrichant quelque aride plateau fleuri de touffes de lavande, deux ou trois coups de pioche heureux met- traient à découvert l'entrée de la caverne féerique. Lequel d'entre eux ne se souvenait pas, étant à l'affût, d'avoir entendu bêler la Chèvre et tinter sa claire clochette? Que la Chèvre continue, comme par le passé, à dormir sur une litière d'or au fond de sa retraite ignorée, et que les sequins, les lingots du roi de Majorque restent sous terre pour toujours, ils en sont contents, ils l'admettent sans désirer plus. îj4 la chèvre ;:'■ Mais je viendrais, étant étranger, à moi tout seul, les voler tous et ravir l'immémorial héritage du Puget- Maure? Ceci aussitôt fait scandale, allume les haines et déchaîne, les convoitises. Je suis surveillé, suspecté. Dans les rues, je surprends, à chaque tournant, des regards, des gestes hostiles. Les femmes, me montrant, se parlent à voix basse. Les enfants ne m'injurient pas encore, mais déjà ils oublient de me saluer. Aux champs, il n'y a pas de coin de muraille, il n'y a pas de tronc d'arbre ni de bouquet de cactus où je ne devine, m 'épiant, un ceil soupçonneux et noir, et ce n'est plus uniquement par contenance que je prends mon fusil lorsque je sors en promenade. Le curé lui-même, cet excellent abbé Sèbe, par amour de la paix, se détourne de moi. Seul, Pcu-Parle ne craint pas de rester notre ami. Ganteaume va le voir tous les jours, dans son désert, malgré ma recommandation de prudence; et, causant avec lui de la Chèvre d'or, s'exalte aux divagations fata- listes et visionnaires du bonhomme. Mais hier, Ganteaume qu'enveloppe la tempête déchaî- née sur moi, Ganteaume est rentré tout meurtri, après un combat à coups de pierres héroïquement soutenu contre une embuscade des gamins du pays. Mlle Norette l'a pansé. Je suis devenu triste, me rappelant cette parole de Peu-Parle : « Il y a du sang, des gouttes rouges, mêlées aux traces d'or que laisse la Chèvre sur les rochers. » Pansé par Mlle Norette, Ganteaume était tout radieux. XXXV LES DEUX QUI SONT MORTS J'accusais le curé à tort. Aujourd'hui même j'ai reçu sa visite. Mais cette visite ne produira pas l'effet que l'excellent homme en espère, car il voulait me faire renoncer au trésor, et n'a réussi qu'à me rendre plus certain de son existence. J'étais dans ma chambre en train de paperasser, quand, m 'approchant de Ja fenêtre, j'ai aperçu l'abbé Sèbe qui, discrètement, comme s'il avait eu peur d'être épié, sor- tait par la petite porte du presbytère, regardait la tour, et se dirigeait de mon côté. Pendant la demi-heure qui précède la fin du jour, rues et ruelles sont désertes. Dans leurs maisons, dont le toit fume, les femmes enfermées préparent le repas du soir, les hommes ne rentrent pas encore des champs. L'abbé Sèbe pouvait venir chez moi sans rencontrer personne. Après quelques instants, on frappe. C'est l'abbé, visi- blement ému et gêné. Il souffle, il s'essouffle pour deux misérables étages, lui qui gravissait, sans perdre haleine, les plus escarpés raidillons, et son chapeau, pétri à deux poings, prend des formes extraordinaires. Je lui offre, pour le mettre à l'aise, un verre d'eau-de- vie de myrte II s'assied, nous trinquons ; alors seulement il ose parler. — Et dire, s'écrie -t. il, que par la faute de Ganteaume deux hommes, qui s'aiment et s'estiment, en sont réduils à ne plus se voir ! Ce début m'étonne I 136 LA CHÈVRE D'OR — Pourquoi donc ne nous verrions- no us plus, mon cher abbé, et, dans tous les cas, qu'est-ce que l'ingénieux Ganteaume peut avoir à faire en ceci? — Ganteaume ! Mais vous ignorez donc son dernier exploit. Vous ne savez pas que, devenu le disciple du vieux Peu-Parle, et partageant toutes ses folies, il a essayé, avant-hier, d'évoquer le diable, à minuit, dans un carrefour. Ne dites pas non : je l'ai surpris, debout, le grimoire à la main, au milieu d'un rond, entre trois cierges. Je descendais, mon clergeon éclairant le che- min avec la lanterne, du Mas des Truphémus où j'étais allé porter le bon Dieu. Ganteaume criait, se déme- nait... — Et le diable n'est pas venu? — Non ! mais au seul aspect de mon ombre, au seul aspect de la lanterne, Ganteaume, pris de mâle-peur, a laissé là ses cierges et couru jusqu'au village. J'avais recommandé au petit clergeon de se taire. Malheureuse- ment, il a bavardé. Et, déjà compromis comme chercheur de trésors, vous voilà en train de passer pour sorcier, grâce à Ganteaume. Au four, au lavoir, à la fontaine, partout où se trouvent deux commères, il ne s'agit plus que de vous... Et de moi aussi, hélas ! car, ayant essayé de vous défendre, les gens me soupçonnent déjà d'être du noir complot, ourdi par vous contre la Chèvre d'or ! L'abbé riait. Mais, tout à coup devenu grave : — Écoutez, ajouta-t-il, par mon caractère, par ma robe, je suis responsable de la paix du village, et les choses qui s'y passent depuis quelques jours m'ont douloureu- sement affecté. Je ne vous accuse pas, je m'accuse. J'aurais dû me taire au sujet de l'inscription de l'ermitage, j'aurais dû vous tenir caché le livre de raison des Gazan. Mais puisque c'est fait, le mieux sera que vous sachiez tout. Je ne dirai pas : dans votre intérêt ! mais dans l'in- térêt de M. Honnorat, dans celui de Mlle Norette, partez, LES DEUX QUI SONT MORTS 137 renoncez à la Chèvre d'or. Vous reviendrez plus tard, après six mois, un an, quand les préventions auront dis- paru, quand les colères seront apaisées. Vous avez le droit, sur des espérances peut-être chi- mériques, de risquer votre tranquillité, non celle des autres. Or, Galfar est capable de tout, et un crime ne se prévient pas. Je voulus interrompre l'abbé. Mais il avait pris le livre de raison, parmi mes papiers, sur ma table : — Si vous saviez! Toujours la Chèvre d'or a attiré quelque malheur sur la demeure des Gazan ; c'est pour cela qu'ils n'en parlent jamais et que personne ne leur en parle... Bien des pages, vous avez dû le remarquer, manquent à ce livre. C'est moi-même qui, à la prière de Mme Honnorat expirante, les ai toutes arrachées et brûlées pour faire disparaître les dernières traces d'un drame presque oublié aujourd'hui, mais dont le sanglant souvenir s'éleva longtemps, comme un mur de haine, entre les Galfar et les Gazan. Toutes les pages? Non ! Avant de me confier le livre, Mme Honnorat, de ses mains tremblantes, se faisant aider par Norette, qui pouvait avoir douze ans, en déchira une, qu'elle garda. Peut-être contenait-elle le secret du trésor? Peut-être Mlle Norette la possède- t-elle encore? Peu importe ! Ce sont là secrets de famille qu'il ne m'appartient pas de pénétrer. Mais en présence de l'aventure où vous paraissez vou- loir vous engager, j'ai le devoir de vous faire connaître, — comme exemple, — l'événement tel qu'il était relaté sur les pages par moi détruites. Vers Tannée 1500, deux frères, deux Gazan, se trou- vèrent en rivalité pour épouser leur cousine, qui était une Galfar. Non qu'ils l'aimassent ! Elle était, il est vrai, admirablement belle ; mais, aussi pauvres l'un que l'autre, s'étant ruinés, l'ainé à faire ses caravanes sur mer, l'autre dans les tripots d'Avignon, scus prétexte d'étudier la Î$S LA CHÈVRE D'OR médecine, c'est surtout le secret du trésor qu ils dési- raient d'elle. Aucun ne voulait céder. Ils se querellèrent, et le cadet souhieta l'aîné. Puis, sans que personne les vît, un soir, tous deux Caïn, tous deux Abel, ils allèrent dans la montagne, du côté de la chapelle que déjà un ermite gardait. Au milieu de la nuit, Termite crut rêver que quelqu'un frappait de grands coups à sa porte, et, s'éveillant, il entendit crier : « Au secours ! J'ai tué mon frère ! » Alors, étant sorti, il vit à la clarté des étoiles, dans l'herbe du cimetière, un jeune homme étendu, dont un cavalier, plus âgé, mais lui ressemblant singulièrement, soutenait la tête. Comme le jeune homme se mourait, l'ermite le con- fessa. Et quand le jeune homme fut mort, le cavalier qui se tenait debout appuyé au mur, dit : « Mon père, il est grand temps que vous me confessiez aussi ! » Alors Ter- mite, se retournant, vit sur son pourpoint ensanglanté le manche d'un long poignard qu'il s'était planté dans la poitrine. Et quand il fut confessé, le cavalier retira la lame et se coucha dans l'herbe à côté de son frère dont il baisait, en pleurant, les cheveux et les yeux. Le matin, au moment de les ensevelir, on les trouva enlacés si étroitement que, pour séparer leurs cadavres, il aurait fallu briser les os des bras. On les mit ensemble, sans cercueil, dans la même fosse, et une messe fut fondée pour l'âme des deux qui sont morts. C'est après-demain, jour anniversaire, conclut Tabbé en se levant, que je célèbre cette messe. — ' J'y assisterai dévotement avec Ganteaume, afin qu'on cesse de nous croire sorciers. — Vous ne partez donc pas? — Non, certes 1 même après cet émouvant récit. — A votre volonté ! Mais il n'est pas prudent de tenter Dieul XXXVI LE PASSAGE D'ANE L'abbé me semble bien tragique. Pourtant cette émotion dans le village est gênante, et les façons de Gaîfar commencent à me préoccuper. Pourvu que Norette continue à me croire ingénument épris d'elle et ignore mes coquetteries avec la Chèvre d'or ! Mais sur ce point, l'abbé me rassure. Personne ne parlera de la Chèvre, d'or devant Norette. Et d'ailleurs, à supposer une indiscrétion, le naturel de notre rencontre, mon indifférence quand j'ai trouvé la clochette, la façon dont je l'ai rendue, le silence que j'ai observé depuis, suffiraient à m'innocenter. Galfar, absent quelques jours, vient de reparaître, amenant à sa suite un trio de parfaits brigands, — les mêmes, sans doute, que ceux avec lesquels patron Rut l'a surpris en courence au cabaret de YAvJico Limon Verde. Peut-être, décidé à chercher le trésor sur les ihsufîî- smtes données qu'il possède avec M. Biaise, compte- t-il les emplover aux fouille? ^ Auquel cas, il n'aurait pas tort, car ces Piémontais à figure h grate sont, dès qu'il s'agit de remuer la terre ou de tutoyer le rocher, de vaillants et rudes ouvriers. Peut-être aussi, et le choix, à en juger par leur seule mine, ne serait pas mauvais non plus dans ce cas, les dcstine-t-il à quelque I x coup de main? En atten- dant] pour tout travail, ils tiennent, aii Bacckus Nàviga- ieitr, sous la présidence de Galfar, d'mtermiv.ables séances, jouant la mourre du matin au soir, hurlant tté! cinqusj Ï40 LA CHEVRE D OR s'éborgnant de leurs doigts ouverts, et faisant, à grands coups de poing, tressauter les couteaux posés près de chaque joueur, sur la table, selon l'usage. Galfar a également amené un âne surnommé Saladin, comme son prédécesseur, à l'intention de Saladine, et qu'il loge au fond du couloir, dans son écurie, en com- pagnie des trois Piémontais. Un bon petit âne, à poil brun, inconscient, j'en suis sûr, du rôle double que Gal- far lui fait jouer. Car Galfar a intenté un procès au malheureux M. Hon- norat pour qu'on répare, à frais communs, le Passage d'Ane, sous prétexte que le pavé gondole et que Sala- din a le sabot tendre ; puis le procès gagné, c'est Saladin qui, dans les ensarris de sparterie, à califourchon sur son bât, s'en ira chercher au torrent le sable et les cailloux roulés. Maintenant Saladin, par le sentier pendant, sous l'étroite porte de ville, fait philosophiquement le va-et- vient pour la restauration imaginée en son honneur, mais dont il se fût bien passé, et les paveurs pavent, pre- nant leurs aises, sans se presser, en gens, au contraire, désireux de faire durer la besogne. Notre demeure, si paisible, est devenue inhabitable. Dérangé dans son doux repos musulman, irrité chaque fois qu'il entre ou sort, d'avoir à franchir des barricades, M. Honnorat s'enferme chez lui et fume éperdument, cachant dans un nuage de tabac ses apoplectiques fureurs. Saladine se montre le moins possible, ironiquement poursuivie de : « Hue ! Saladin », qui la poignardent. Mais Norette, fière, méprisante, après avoir, avec un sang- froid d'avocat, défendu sa cause en justice de paix, surveille les paveurs et les presse. « Qui paie a droit sur le travail ! » dit-elle sans s'in- quiéter des grands airs de Galfar, lequel d'ailleurs devient singulièrement timide en sa présence. Et quand une affaire l'appelle, elle se fait remplacer par Ganteaume qui, LE PASSAGE D'AXE 141 fier de sa mission, s'installe sur un tas de sable en des attitudes à la fois pressantes et dignes. Moi je suis inquiet en feignant de ne l'être pas. J'aime peu, sans compter Galfar, ces trois sacripants ainsi campés dans la maison où dort Norette. XXXVII COUP DOUBLE Il est évident que je gêne Galfar, Cet estimable faiseur de poudre a trouvé, pour me le faire savoir, un moyen vraiment peu commun. J'étais parti en chasse de grand matin, un peu par désœuvrement, un peu par bravade, pour me prouver à moi-même que les sourdes menaces du Puget conjuré ne me font point peur, et aussi dans l'intention d'échapper aux doléances dont M. Honnorat m'accable. Je suivais, mon fusil en bretelle et sans songer à mettre à mal le moindre gibier, le bord du vallon escarpé qui va contournant le plateau où se dresse le roc de la Chèvre. Sur l'autre bord, les perdrix chantaient ; mais l'abbé Sèbe n'étant plus là, je m'intéressais peu aux perdrix. Mes pensées, à ce moment, je ne sais pourquoi, étaient à Norette. Un aboi de chien, d'un timbre connu, me tira de la rêverie. Galfar suivait le bord opposé. Nous n'étions séparés que par la largeur du vallon. Galfar certainement m'observait. Je me mis à l'observer aussi. Il menait une chasse étrange. Deux fois, — très correctement levées par son chien, — les perdrix, une superbe compagnie de perdrix rouges, lui partirent au bout du canon; deux fois il ne les tira point. Quoique médiocre chasseur et nullement fanatique, j'enrageais. COUP DOUBLE 143 Mais Galfar devait avoir son idée. Au troisième vol, la compagnie prit un parti et, traquée, franchit le vallon, selon une tactique d'ailleurs connue. On eût dit que Galfar attendait cela. Je le vis sauter dans les ronces, disparaître, traverser le vallon, remonter la petite et reparaître à cinquante pas devant moi, portant son chien, empêché de le soi à bras tendu. Et le voilà, avec son chien, qui prend les perdrix à revers comme pour les rabattre sur moi. Le chien prend l'arrêt, va. Les perdrix s'envolent du milieu d'un plan d'herbes sèches, là, devant mon nez, en rideau. Galfar épaule, — un instant, j'eus peur, tant la direction était la mienne, croyant qu'il allait faire feu sur moi. Il vise, il tire : pan I pan! J'entends quelque chose siffler aux alentours de mes oreilles. Deux perdrix tombent à mes pieds. Galfar s'approche, me salue. Galfar devient très gen- tilhomme depuis qu'il a des habits neufs. — Un joli coup double, lui dis- je. — Penh ! le mérite n'est pas grand quand on fait sa poudre soi-même. Puis h' ramasse les deux perdreaux. — Voudriez-vous, — il n'y a pas d'offense puisque nous serons bientôt parents, — les porter à l'oncle Hon- norat? Ceci le consolera peut-être de tout le mauvais sang qu'il s'est fait depuis que je me suis mis en tête de réparer le chemin d'âne? Et, soufflant dans la plume, Galfar ajouta : — Voyez : pas ab'imés du tout, un seul trou ! Ici, pour épargner le plomb, nous tirons les perdreaux à balle, Je félicitai Galfar et me chargeai des perdreaux, ne voulant pas être avec lui en reste de courtoisie. Son œil m'interrogeait, l'œil des blonds du Midi, fixe, d'un bleu dur, morceau de Méditerranée gelée. j'estime que Galfar avait espéré me faire peur. XXXVIII LA PIERRE Sans être ce qui s'appelle effrayé, je commence à craindre que mon aventure finisse par tourner au tra- gique. Je sens dans l'air, autour de moi, comme des dan- gers et des menaces dont le coup double de Galfar aurait été le significatif présage. Cet état de guerre ne me déplaît pas. Quelque romanesque en rejaillit sur le fond un peu monotone de mon existence au Puget. Norette semble plus émue. Elle connaît la haine que son brun cousin m'a vouée, et l'hommage ironique des perdreaux lui a donné à réfléchir. Mais elle ignore, par bonheur ! que ce soit la Chèvre d'or qui, en réalité, nous divise, et met ingénument, présomptueusement cette haine, et, certes, je n'aurai garde de la détromper, au compte d'une jalousie amoureuse de Galfar. C'est pourquoi, — pour ne pas irriter Galfar davan- tage, — Norette m'a enjoint, confiante et prudente, de tenir secrets nos projets, et la demande en mariage, qui s'imposait à ma conscience, se trouve, jusqu'à nouvel ordre, ajournée. « Mon père est très courageux, dit Norette, ses aven- tures l'ont démontré. Courageux sur mer ! mais sur terre il éprouve un tel besoin de calme, une telle horreur de tout combat, que je le crois capable, en désirant notre bonheur, de vous refuser ma main et de l'accorder à Gal- far, dans l'intérêt de ses digestions et pour la tranquillité de ses pipes. » En attendant, nos amours vont leur train. Et même, LA PIERRE *45 peu à peu, par une pente naturelle, innocentes d'abord, elles sont devenues relativement coupables. Ailleurs, j'eusse résisté à moi-même. Mais ici, où Norette est seule, où je suis seul avec Norette, dans ce côte à côte de tous les jours, sous ce ciel, parmi ces parfums, ce silence, cette solitude au milieu d'une nature indulgente, encoura- geante et complice, un instant, de tout cœur, j'ai cru aimer Norette. Que les citadins me condamnent, Robinson me par- donnerait Î ; ' . . Tous les soirs, une fois sa lampe éteinte, - c était le signal - j'allais trouver au jardin Norette qui m'atten- dait, et nous passions là, en face du clair horizon, des heures délicieuses. Jusqu'au lointain, jusqu'à la mer, les collines se déroulaient vagues et frissonnantes. Les étoiles seules nous voyaient. D'ordinaire, je me glissais par une petite porte commu- niquant avec le corridor et le Passage d'Ane. Mais maintenant que le Passage d'Ane est occupe, la nuit presque autant que le jour, par les Piémontais de Ga'îar j'ai dû trouver un autre chemin. le mur, entourant le jardin, ne monte pas très haut avec son couronnement à balustres ; et, dans le rocher presque à pic qui le porte, une fissure se présente, ou poussent quelques arbustes rabougris, et tout à fait pro- pice à l'escalade. C'est par là que je grimpe, jouant du coude et du genou, m'accrochant aux aspérités du calcaire, aux racines nues et résistantes des chênes nains. Tout en haut, une grosse pierre surplombe, sur laquelle je dois me hisser pour atteindre jusqu'au mur. La ma- nœuvre n'est pas commode : Norette se penchant, m y aide quelquefois. . Personne, d'ailleurs, ne peut nous voir. Saladine se couche avec les poules, et M. Honnorat fait comme elle, autant par orgueil que par hygiène, afin de pouvoir, se 146 LA CHÈVRE D'OR promenant dans les nies avant l'aube, étonner de ses habitudes matinales les paysans qui vont aux champs. M'â-t-on espionné? Je le crois. Un soir, — quelqu'un sans doute l'ayant nuitamment descellée, — j'ai senti la pierre branler et se dérober sous mes pieds. La pierre a roulé, à grand bruit, pendant que je réussissais à empoi- gner une balustre, et que Norette, penchée sur le vide, sans un cri, me tendait les bras. On cause de la chose ce matin, à déjeuner. Norette et moi feignons l'ignorance. Saladine n'a rien entendu. M. Honnorat a entendu, lui ! Il voulait se lever, allumer sa lanterne. Mais il s'est décidé à rester au lit, ayant réfléchi que l'an passé, au même mois, après de fortes pluies, une grosse pierre s'était écroulée de la sorte. Quoi qu'en pense M. Honnorat, la pluie n'est pour rien dans l'événement. D'abord, il n'a pas plu. Et puis Ganteaume, en train d'inspecter) selon sa louable habitude, aussitôt le jour blanchissant, les pavés des rues et les poussières des routes, a surpris Galfar, flanqué de ses Piémontais insé- parables, qui considérait, avec un intérêt trop vif pour n'être pas suspect, la place de la pierre tombée. XXXIX LA MESSE C'est précisément ce matin que l'abbé Sèbe doit dire sa messe annuelle pour l'âme « des deux qui sont morts ». J'y assisterai, l'ayant promis. La cloche tinte, nous partons. II. Honnorat et Sala- dine vont devant. Je suis, — curieusement regardé des gens, debout sur le seuil des portes, — ayant eu cette audace, avec un sourire accueillie, d'offrir le bras à Mlle Norette. Ganteaume est absent. Depuis quelques jours on ne sait jamais où trouver Ganteaume. Eglise basse, blanche et froide, sans tableaux au mur, ni boiseries, nue comme une mosquée de village. Deux rangées de bancs qu'un vide sépare. Et, de chaque côté, échangeant, malgré la sainteté du lieu, des regards farouches, les deux familles avec ceux qui tiennent pour elles. Car, si Galfar a ses partisans, M. Honnorat aussi a les siens. Moi je suis l'ennemi de tous. La Chèvre d'or a réveillé les haines, et, à cause de la Chèvre d'or, les par- tisans de M. Honnorat ne m'en veulent pas moins que ceux de Galfar. Galfar, avec son père, Christophe Galfar, vieux paysan à figure de gentilhomme, et sa mère, jadis madame, aujourd'hui simplement la Christole, grande femme maigre, révoltée et hère, occupent le premier banc de droite. Nous occupons, parallèlement, les Gazan et moi, le premier banc de gauche ; et Galfar, me voyant paraître 148 LA qKÈVPJE p'OR sain et sauf, gaillard comme un sabre, s'étonne et dissi- mule mal une grimace de désappointement, Je souris, songeant à la pierre. Mlle Norette, également, 11e peut s'empêcher de sourire. Le vieux Peu-Parle, lui-même, est venu en costume de cérémonie, portant tricorne, culotte courte et l'habit de cadis blanc, taillé à la française. Cérémonieux et dis- trait, il assiste à la chose par politesse et savoir-vivre. Peu-Parle connaît le secret de la Chèvre, et nos agita- tions ne l'intéressent point. Après la messe que, rasé de frais pour la circonstance, il a fort dignement célébrée, l'abbé, devant l'autel, pro- nonce une courte allocution, conseillant à tous la douceur et le mépris des biens de la terre. Ses paroles sont touchantes. M. Honnorat, qui ne de- mande que la paix, se mouche bruyamment, au plus beau passage. Galfar, lui-même, semble ému. Mais Mlle Norette ne bronche point ; impassible, obstinée, son profil droit et calme, son regard fixe, résolu, me font songer à la statuette impérieuse et mignonne de sainte Sare. Elle avait raison, Mlle Norette. Au sortir de l'église, nous voyons arriver Ganteaume, soutenant, caressant Misé Jano blessée, qui trotte dou- loureusement sur trois pattes. — Un coup de couteau piémontais, caché dans la manche et lancé de loin ! nous dit Ganteaume. Si au moins j'avais pu me trouver là? Mais l'assassin était parti, et Misé Jano semblait vouloir se laisser mourir, perdant -son sang, couchée dans l'herbe. — Voilà pourtant, Norette, à quoi tes imprudences, tes folles bravades nous exposent, s'écriait M. Honnorat, pourpre d'égoïste colère. Et, comme s'il eût senti, dans sa propre chair à lui, Mitre Honnorat Gazan, le froid du couteau piémontais : voilà ce que c'est que de laisser courir Misé Jano avec la clochette ! LA MESSE I49 — Mais Misé Jano, père, n'avait pas la clochette. — On a dû croire qu'elle l'avait. — Bon ! et quand il s'emparerait de la clochette, pensez- vous que Galfar, — bel héritier, ma foi ! pour le roi de Majorque ! — s'en trouverait plus avancé?... con- clut Norette, en essuyant de son mouchoir les yeux effrayés de Misé Jano. C'est la première fois que Norette, et certes ! sans me soupçonner, faisait allusion à la Chèvre d'or. XL LE VOL Tous ces événements, le dernier surtout, ne doivent pas être étrangers à la résolution subitement prise par M. Honnorat d'aller voir des parents qu'il a quelque part, dans un village de la montagne. Mlle Norette me propose de faire partie du voyage. M. Honnorat insiste. Une partie charmante à travers un pays pittoresque et frais, où sont des ruisseaux épais de truites. Saladine garderait la maison. Je résiste, quoique tenté. Je ne me juge pas de reste, en présence de Galfar et de ses Piémontais, pour garder la maison de compte à demi avec Saladine. Un travail pressé, que j'invente, me sert d'excuse. Pourquoi? — d'ailleurs, l'occasion est bonne, — n'em- ploierais- je pas ces trois jours à mettre un peu d'ordre dans les notes, assez confusément ramassées, au hasard des lectures et des promenades, pour l'ouvrage que je rêvais en m'installant, il y a trois mois, au Puget-Maure? Mais les allées et venues de Galfar, ses façons, ses airs de mystère, ne me laisseront pas, j'en ai grand'crainte, ce loisir. Galfar prépare un coup. Je le sais par Ganteaume qui, lui-même, le tient de Peu-Parle. Quel coup? Un vol, sans doute ! et la chose lui sera facile, puisque, grâce à son ingénieuse idée de repavage, le voilà dans la place avec trois sacripants. Heureusement, je veille, Ganteaume fait tout ce qu'il LE VOL 151 faut pour veiller, et nous pouvons compter sur le courage plus que masculin et les longs bras de Saladine. Pendant deux jours, ce qui est assez naturel, et pendant deux nuits, ce qui m'humilie un peu, rien n'arrive. Mais à la troisième nuit, sur les onze heures, le village étant endormi, j'entends tout à coup, dans l'écurie, au fond du couloir, l'âne braire. Puis une porte grince, des pas sourds montent l'esca- lier; et, de ma fciicire ouverte sur le jardin, j'aperçois Galfar qui, faisant un geste de la main, comme pour arrêter des gens qui le suivent, applique son oreille, aux volets du rez-de-chaussée où dort Saladine. — Allez, murmure- t-il, et pas de bruit ! je reste ici en sentinelle, pour le cas où elle se réveillerait. Évidemment, les Piémomais ont mission de dévaliser la chambre aux trésors de Norette ; c'est eux qui force- ront la porte. Galfar se contente d'ordonner, étant de trop bonne famille pour s'abaisser à ces métiers. Si j'envoyais une balle à Gaifar, comme réponse à son coup double? Soudain, d'en bas ; un cri s'élève : — Oh! Saladine... oh! des Gazan... — Oh! du four.»., répond Saladine, d'une voix encore ensommeillée. C'est le fournier en train de parcourir le village, annon- çant l'heure des levains aux gens qui, demain, doivent cuire, et, s'arrêtant sous les fenêtres, au lieu de cogner et de monter, moins par paresse que par besoin décoratif de remplir du bruit de sa voix le grand silence de la nuit. Galfar a disparu. Une vitre luit ; c'est Saladine qui se lève. Après quoi, la vitre de nouveau s'obscurcit ; et, sur les briques de l'escalier, sur les galets du Passage d'Ane, j'écoute un instant les pas traînants de Saladine qui s'en va, tandis que, s'eloignant pour d'autres fournées, le 152 LA CHÈVRE D'OR fournier jette son appel : « Oh! Myon... oh! Nore... oh! Madon... » de plus en plus indistinct et vague. Je m'étais cru débarrassé de mes voleurs. Terrés un instant, ils ont reparu aussitôt Saladine définitivement partie. Que faire? seul contre quatre ! Réveiller Ganteaume qui dort là-haut, au-dessus de ma tête, dans le grenier. Ganteaume, certes, a l'âme héroïque. Mais il doit rêver de Norette ; mieux vaut le laisser à ses songes. Cependant j'entends comme un bruit de vis qui crient, de bois qui grince. Les voleurs enfoncent. Une idée me vient. La porte du Passage d'Ane, qui donne sur la placette, est ouverte ; et, suivant les patriarcales coutumes du pays, sa clef, une clef énorme, capable d'assommer un bœuf, reste à demeure dans la serrure. Je sortirai, je fermerai la porte en dehors, et j'irai, par le bas du village, monter la garde sous le jardin, devant la seule issue que Galfar et ses estafiers puissent prendre et que Galfar, du moins, connaît depuis l'aventure de la pierre, c'est-à-dire au bas de la fente par où je grimpais à mes rendez-vous. Leur coup fait, et trouvant la porte fermée, ils essaie- ront de se sauver par là. XLÏ a GUEITo! » Ma clef à la main, — pourquoi l'avoir gardée? — je traverse précipitamment la placette toute noire, sans un fanal; j'enfile des voûtes, des ruelles, une manière d'es- calier taillé en zigzag dans la pierre vive ; je franchis la poterne à mâchicoulis où se balancent, au gré d'un per- pétuel courant d'air, d'énormes touffes de capillaires, et me voici embarqué, bien dans l'ombre, et précisément devant la pierre que mon imprudente escapade a fait s'écrouler l'autre jour. . En levant la tête, j'aperçois, au-dessus de moi, le vil- lage, le château Gazan, sa tour carrée, de vieux murs revêtus de lierre, et, pour piédestal, une rive abrupte qui porte tout cela, une pyramide en gradins d'étroits jardins superposés. Mais un seul jardin m'intéresse, celui là-haut, où se détachent sur le ciel clair, passant et repassant, des ombres inquiètes. J'ai bien fait, d'ailleurs, de me hâter. A peine arrivé, trois des ombres enjambent le mur et, prudemment, se laissent couler le long du roc ; une qua- trième suit portant, celle-là, quelque chose comme un fusil en bandoulière. « Ecco, signor ! » Aussitôt rejoints, les trois Piémontais, car c'était eux, remettent je ne sais quoi à Galfar et s'empressent de détaler, le dos tourné au village, sans regarder derrière eux, roulant du talon dans les cailloux, s' embarrassant les jambes dans les genêts et dans les myrtes. Ils disparaissent. Galfar, rassuré et désormais certain que c'est eux qu'on soupçonnera, s'assied sur le bord du chemin, tire de l'énorme poche transversale formant sac dans le dos de sa veste, l'objet mystérieux que les fuyards lai ont remis, et le regarde avec complaisance, car une vague lueur d'aube se mêle, depuis quelques instants, à relie, pâlissante déjà, des étoiles. Je reconnais la clochette de Misé Jano, ia clochetie avec son collier. Je bondis, Galfar hurle, la clochette tombe en même temps que la massive clef de fer dont j'ai frappé, et que je lâche pour m'armer de mon pistolet. Galiar s'est retourné. Mon pistolet l'arrête... Il recule, vaincu, mâchant des paroles de menace et soutenant, de la main gauche, son poignet sanglant et meurtri. Je le croyais loin, et déjà ramassais la précieuse clo- chette enfin conquise. Un appel me fait redresser. — Gueito! crie Galfar, ce qui, en langage du Puget- Maure, signifie, paraît-il : « Garde- toi ! » Et, à quelque quarante mètres, j'aperçois, dans la clarté du jour levant, mon enragé qui, de sa seule main valide, tient un fusil en joue et vise. J'ai un pistolet. Visons aussi à tout hasard. — Gueito! crie encore Galfar. Sans m'attendre, il tire, je tombe. Galfar a peut-être tiré trop tôt : mais après d'avoir averti, et, en somme, l'honneur est sauf. XLTÎ LE BON GENDARME Où suis-je? Lion œil s'étonne et ne reconnaît pas l'étage de tour froid et nu qu'il avait coutume de voir à l'heure ordinaire de mes réveils. Des yatagans, des pipes en terre rouge incrustée de filigrane, des guéridons et des miroirs fleuris de corail et de nacre, partout des tapis, des tentures... Eh! par- bleu ! c'est la chambre de ).î. Honnorat, celle qu'il appelle, en exagérant un peu, la chambre aux merveilles, tandis que Mlle Norette, simplement : la chambre aux trésors. Il paraît que je dois la vie à Peu-Parle, toujours en chemin, dès l'aurore ; et dont la subite arrivée, sur le cou de fusil, a fait fuir mon meurtrier inconnu. Je m'étais évanoui. Des gens, par Peu-Parle appelés, m'ont mis en travers sur un âne. On m'a porté chez les Gazan, et, comme l'escalier de la tour se trouvait trop étroit pour le transport d'un blessé, Saladine a pris sur elle, — bonne Saladine ! — de transformer pour moi en infirmerie la chambre aux merveilles. Et tant pis si M. Honnorat se fâche ! Il n'aura qu'à changer ses habi- tudes et fumer ses pipes ailleurs. Car M. Î-Ionnorat n'est pas encore revenu, non plus qae Norette. Il n'y a là que PeU-Parle et Saladine, Gan- teâume, — après avoir aidé à Un premier pansement sommaire, — est parti, je ne sais où, chercher le médecin. Cependant, quelqu'un se penche sur mon lit, me par- lant comme à un enfant, murmurant des paroles douces. Si c'était Norette. ou seulement M. Honnorat? Le fin 156 LA CHÈVRE D'OR profil oriental de la fille ou la grosse figure du père, d'un si réconfortant égoïsme? Malédiction ! C'est un gendarme. Un bon vieux gen- darme à moustaches couleur de cirage, avec le baudrier, le tricorne, en costume de Procès- verbal. — Voilà bien la quatrième fois, me dit Saladine, que, depuis l'accident de ce matin, il vient demander de vos nouvelles. Tant de sollicitude me touche. Affaibli, léger de pen- sées, je me sens prêt à ouvrir mon cœur au représentant de l'autorité. Cependant, sans insister, sans avoir l'air, le bon gen- darme m'interroge. Il met, certes, des gants pour m'in- terroger, mais ce sont des gants d'ordonnance ; et je n'ai pas de peine, malgré mon état, à déjouer sa diplomatie tout ensemble grossière et ingénue. Ce gendarme, désireux de se faire honneur, étant rela- tivement lettré, d'un procès- verbal « rédigé sur place », voudrait savoir quand et comment, et par qui j'ai été blessé. — Mais, mon Dieu, lui dis- je, monsieur le gendarme, je vous crois assez perspicace pour l'avoir tout de suite deviné. J'ai été blessé ce matin par un, j'ignore lequel, des trois Piémontais employés à paver le Passage d'Ane, et que j'avais surpris en train de piller la maison. L'ont-ils pillée, au moins? — Hélas ! répondit Saladine. — On ne les a plus vus. — Et on ne les re verra jamais ! — Donc, leur absence les dénonce. Ils avaient, d'ail- leurs, monsieur le gendarme, autant que la nuit me per- mettait de voir, de fortes bottes non cirées, et se parlaient en italien. L'air fâché, bonhomme et méfiant, le gendarme m'écou- tait dire. Il ajouta : — Nous avons constaté le vol, et vos dépositions con- LE BON GENDAÏOIE 1 57 cordent. Nonobstant, le coup de fusil m'étonne. Ce n'est pas du fusil que se servent généralement les Piémontais. — J'ai pourtant reçu une balle. — Sans doute!... Mais venant ainsi de simples Pié- montais, une balle n'est pas dans l'ordre, reprit le gen- darme qui, évidemment, avait ses soupçons et son idée. Ne connaîtriez-vous pas, par hasard, quelque rival, quelque ennemi? — Eh ! pour l'amour du ciel, interrompit Saladine, laissez ce pauvre monsieur tranquille ! Il va retomber en faiblesse et j'ai eu bien tort de vous laisser entrer avant le médecin. Le gendarme s'inclina, sourit ; et son sourire signifiait : • — Ce sont là histoires du Puget-Maure. Vous ne désirez pas que le gouvernement s'en mêle, à votre aise I Puis il sortit, d'un pas militaire, tandis que Saladine, jalouse avant tout de l'honneur des Gazan, heureuse du scandale évité, me jetait le seul regard aimable que je lui ai connu de sa vie, et que Peu-Parle, desserrant les dents, murmurait : — Vous avez raison ! Querelles d'honnêtes gens ne regardent pas les gendarmes. Ce matin pourtant, nul autre que nous le saura, il m'avait semblé reconnaître la voix du fusil de Gai far, XUÏI LES SONGES Que de choses en ces quelques jours ! Que d'événements., de surprise I Quelle quantité de bonheur ! J'en ai le cœur doucement réjoui, et la tête comme brisée, Toutes mes prévisions se réalisent. L'heureux succès de l'aventure dépasse même ce que j'espérais. Pauvre Galfar qui s'imaginait, en s'ernparant de la clochette, être maître de la Chèvre d'or. Galfar doit le comprendre maintenant : la Chèvre d'or ne cède point aux vaines menaces. Fière, elle hait les vio- lents, il faut savoir lui plaire, la charmer, et le reste n'est pas peine inutile. Certes, la clochette de Misé Jano m'a servi. J'en ai déchiffré, non sans peine, les mots gravés, et j'ai obtenu de cette façon l'indication nécessaire. Mais qu'aurais- je fait sans Norette? C'est elle qui m'a soutenu, encouragé. C'est grâce à elle, c'est pour elle, que j'ai eu le courage de persévérer dans l'entreprise malgré Galfar, les gens de Puget, leur colère au grand jour et Leurs sourdes embûches. C'est avec elle qu'au moment du solstice, à l'heure prescrite, l'ombre du roc, marquant la place, nous est apparu, sous un peu de terre et de gazon, le mystérieux coffret de fer, dépositaire du secret. Nous sommes allés dans un vallon sauvage, la nuit. De hauts rochers se découpaient sur un ciel pailleté d'étoiles, et Misé Jano, sa clochette au cou, nous suivait. Ensemble, d'un commun effort. Norette m 'aidant de ses LES SONGES 159 petites mains brunes, nous avons fait tourner la pierre mouvante. Oh ! l'éblouissement tout au fond de la grotte sombre, dont nous suivions les étroits couloirs, lentement, lès doigts enlacés. Ils étaient là, innombrables et jetant des feux sous les reflets de notre torche, les trésors du roi de Majorque. Je les ai vus, mes yeux me brûlent, vus cette seule fois, pendant un instant. Je ne les reverrai que dans un mois, au lendemain de notre mariage. Car Norette le veut ainsi, et je dois obéir à Norette. XLIV TOUJOURS LES SONGES? Oh ! j'ai obéi, j'ai attendu. Maintenant très riches, très heureux, grâce à la Chèvre fantastique et à ses inépui- sables monceaux d'or, nous réalisons, Norette et moi, des choses extraordinaires. D'abord le Puget-Maure a été passé, de fond en comble, au lait de chaux, et reluit, quand le soleil donne, comme un diamant sur son pic. Comblés des libéralités de Norette, les habitants sont devenus autant de petits seigneurs et ne braconnent plus que pour leur agrément. M. Hon- norat, toujours maire, mais qui désormais fume ses pipes en costume turc, a eu l'idée ingénieuse de placer, à l'en- trée du village, un écriteau portant ceci : ARRÊTÉ MUNICIPAL La pauvreté est interdite sur le territoire DE LA COMMUNE C'est Peu-Parle, aidé du bon gendarme, qui ont charge de traquer les délinquants. Ils les appréhendent sans pitié et ne leur permettent le séjour qu'à la condition d'accepter des habits neufs et une bourse abondamment garnie. Ceux qui font les méchants et refusent sont illico reconduits à la frontière. Pour le quart d'heure, un certain égoïsme me tient, et je m'occupe surtout de Norette, c'est-à-dire de moi- même. J'ai relevé pour elle, en élégant style mauresque, au milieu des précipices et des rocs, le château dans les TOUJOURS LES SONGES l6î débris duquel nous cueillîmes les fleurs de la Reine. Norette est reine, reine des Bohémiens ; elle a des robes brodées de perles et de rubis, et se pare de bijoux étranges. Saladine la sort ; seulement, je ne sais pourquoi, Saladine est négresse et s'appelle Sara, ce qui, d'ailleurs, n'a l'air d'étonner personne. J'oubliais de dire que Misé Jano, — entre nous, c'était bien elle la Chèvre d'or, et l'autre matin, l'ayant arrêtée par les cornes, je me suis étonné de la lourdeur et du froid métallique de sa toison. — Oui! j'oubliais de dire que Misé Jano habite, au fond d'un jardin égayé de jets d'eau chantant dans des bassins de marbre et planté d'arbres d'Orient, un délicieux pavillon à jour; et que chaque dimanche l'abbé Sèbe nous dit la messe, dans une cha- pelle coiffée d'une calotte en briques peintes et qui a ses cloches dans un minaret. Au surplus, je compte mettre la fortune dont le destin m'a fait comptable, au service de la France et de l'huma- nité. Je médite de grands projets. Mais j'attends, pour l'exécution, la présence de Ganteaume qui a des idées là- dessus. Car seul Ganteaume manque au Puget. Ganteaume est parti sur Arlatan et s'en est allé retrouver, dans le do- maine de la Petite-Camargue, patron Ruf et Tardive. Mais ils doivent revenir tous les trois, bientôt. Un signal annoncera que leur galère est mouillée à la calanque d'Aygues-Sèches. Nous la chargerons de pierreries, je m'embarquerai avec Norette et nous ferons le tour du monde... Au milieu de mes rêves, — c'étaient là, je m'en rends compte maintenant, des rêves causés par la fièvre, par- fois une angoisse se mêlait comme la douleur lancinante de quelque blessure mal fermée. Alors je rencontrais Ga- far, un Galfar méchant, ironique, dont le sourire me glaçait. Puis l'angoisse, la douleur cessaient pour faire place 6 IÔ2 LA CHÈVRE D'OR de nouveau à îa féerie des visions, visions de puissance, de vie noble et libre généreusement promenée, avec l'amour pour compagnon, à travers les océans bleus, le long des côtes fortunées, où des groupes de villes blanches, des palais aux vives couleurs se couchent parmi les palmiers. XLV CONVALESCENCE Un matin, ouvrant les yeux, je me retrouve entouré de yatagans et de pipes, dans la chambre de 11 Honnorat. Le souvenir me revient du Piémontais, de la clochette, du coup de fusil de Galfar. On a pu extraire la balle ; mais je suis resté près de deux semaines, délirant, entre la vie et la mort. Galfar avait bien fait les choses. Que de braves cœurs s'empressent autour de moi 1 Ganteaume ressent une telle joie d'être reconnu par moi et appelé de son nom : Ganteaume? qu'il s'en va pleurer dans un coin. Saladiiie, maintenant que me voilà hors de danger, médit du médecin et, pour me guérir tout à fait, invente chaque jour quelque potion nouvelle, composée d'herbes par ses mains cueillies et inoffensives en tout cas. M. Honnorat, sacrifice énorme ! s'abstient quelquefois de fumer et, pendant des demi-heures, il s'installe à mon chevet, me contant pour la cinquantième fois ses voyages. L'abbé ne m'en veut pas, quoique, déçu ! Il comptait en effet envoyer au ciel, avec viatique de première classe, mon âme, une âme de savant qui devait là-haut lui faire honneur : « Que diantre voulez-vous, avoue-t-il avec son ingé- nuité paysanne, chacun a son amour-propre et des occa- sions pareilles ne se rencontrent pas souvent au Puget. » Tout le monde s'est mis à m'aimer. Les pires ennemis que m'avait fait la Chèvre d'or, s'inquiètent de moi et demandent de mes nouvelles au four, chez le barbier, à IÔ4 LA CHÈVRE D'OR la fontaine, et notre rancunière Saladine prend plaisir à les rudoyer. Ce revirement est dû sans doute au caractère chevale- resque de mon attitude à l'endroit de Galfar devant le bon gendarme. Que dis-je? Galfar lui-même semble me savoir gré de n'être pas mort et de lui éviter ainsi un dérangement toujours désagréable en cour d'assises. Galfar, s'imaginant que l'appétit m'est déjà revenu, a, pas plus tard qu'hier, daigné envoyer à mon intention, par l'intermédiaire de Peu-Parle, tout le gibier qu'il a tué la veille. Et Norette? Et la Chèvre d'or? Quant à la Chèvre d'or en qui, plus que jamais, je crois, un point me suffit, c'est que la clochette est sauvée. Je la tenais au poing, Peu-Parle me l'a dit, lorsqu'il me releva, mouillé de sang, dans les cailloux. Mais les façons de Mlle Norette ne sont pas sans m'in- quiéter un peu. Je revois, à travers certaines éclaircies de mon délire, une Norette inquiète, passionnée, pen- chant sur moi un front pâle, des yeux attendris. Et maintenant Norette n'est plus même, ftorette s'est comme fermée. Elle paraît ne se rappeler rien. Et quel- quefois je me demande si je n'aurais pas rêvé nos soirs d'amour au jardin, sous le regard complice des étoiles, comme j'ai rêvé notre visite à la grotte de la Chèvre d'or. Ceci me torture affreusement, et m'empêche de savou- rer, dans leur pénétrante douceur, les joies de la conva- lescence. Se sentir vivre quand on croyait mourir, les émotions d'un retour. Quoi? un ciel si bleu, un si clair soleil, ces fleurs, ces parfums, ces chants d'oiseaux, et pas le sourire de Norette? J'ai le désir enfantin de ce sourire, plus que le désir, un besoin : je l'attendais en ouvrant les yeux, il faisait partie de ma guérison. Norette, hélas ! ne me sourira plus. Son regard me l'a dit, regard de mépris et de pitié, hier, dans le jardin, car CONVALESCENCE 165 j'y fais parfois quelques pas, soutenu par elle, dans le jardin, près des lauriers dont l'ombre épaisse nous cachait, à côté du banc où si souvent nous nous assîmes. J'avais voulu baiser sa main, lui parler de choses anciennes, mais ce clair regard m'arrêta. Qu'ai-je donc fait qui puisse mériter la haine de No- rette? Rien ! seulement Norette est femme, et je ne sais pour- quoi, par simple caprice ou par besoin de torturer, peut- être emploie- 1- elle contre moi cette effrayante faculté d'oubli qu'ont les femmes, — airs d'ignorance, dénéga- tions ingénues qui., le lendemain, feraient douter le plus triomphant des Don Juan d'un amour cueilli de la veille. XLVI EN ROUIE POUR LA CALANQUE Un matin arrive? M. Honnorat, joyeux, bruyant, en équipage de pèche. — Allons, debout, tout est fini ! le médecin autorise une sortie. La lune nouvelle a fait son apparition cette nuit, et les châtaignes de mer doivent être pleines. Tout convalescent est sensible à la gourmandise. Ce mot de châtaignes de mer éveilla soudain j e ne sais quelles gastronomiques nostalgies endormies au fond de mon être. Depuis six mois au moins, M. Honnorat me la promet- tait, cette pêche, et bien des fois, levés avant le soleil, nous étions descendus vers la Calanque, dans l'espérance d'un temps favorable. Mais, chaque fois, une malicieuse petite brise, frisant la surface de l'eau, nous avait obligés de renvoyer la partie. Pour le genre de pêche que nous voulions faire, il faut absolument un calme plat. Ce matin-là, tout s'annonçait à souhait : pas un souffle dans l'air, et, là-bas, sur la mer, pas une ride. — Il s'agirait donc de traquer l'oursin? — Précisément ! Dans un quart d'heure, nous partons tous, le gros de l'équipage à pied, vous, pour ne pas vous fatiguer, sur Saladin que Galfar prête. Nous devrions être rendus déjà aux Aygues-Sèches, où nous attend une surprise. On péchera jusqu'à ce que la chaleur arrive et l'on fera la bouillabaisse sous les pins. J'accepte de grand cceur. Norette s'obstine à me fuir EN ROUTE POUR LA CALANQUE 167 quand je veux lui parler; chemin faisant, je trouverai bien l'occasion de m'expliquer avec Norette. La surprise, c'est patron Ruf et Tardive qui, avertis par cet excellent M- Honnorat, nous attendent dans la grande barque. — Eh! quoi, patron Ruf? Quoi, Tardive?... Embrassades ! Ganteaume exulte, et M. Honnorat, qui savait tout, feint de s'étonner le plus fort. Moi seul, ne puis être joyeux et continue à faire grise mine; heureusement, pour m'excuser, j'ai le prétexte de ma maladie. Pendant toute la longue descente, Norette, qui mar- chait à côté de ma monture, n'a pas même daigné rn'adres- ser la parole. Elle s'entretenait avec son père, indifférente, d'un procès qui les appelle à Arles et, sans doute, nécessi- tera un long séjour. Peut-être même, par suite d'intérêts nouveaux, leur faudra-t-il quitter, à tout jamais, le Puget- Maure. Et moi alors, que deviendrai-je? Mais Norette ne me voit pas. Norette s'inquiète peu de mes peines. Elle est bonne pourtant ; le sort de Misé Jano l'inquiète. — Bah ! lui dit M. Honnorat, nous en ferons cadeau à Peu-Parle ; ce maniaque aime les bêtes, Misé Jano ne peut qu'être heureuse avec lui. Et Mlle Norette approuve tout en caressant de la main, — sa main brune et souple que j'ai pressée, — le poil bourru de Saiadin. Comme cela ressemble peu à l'aurore de notre amour, à nos courses dans la montagne, quand j'étais jaloux de Ganteaume et que Misé Jano nous suivait ! XLVII PÊCHE A L'OURSIN Cependant patron Ruf s'impatientait. — A la fin, t'avanceras-tu, méchant mousse, voilà deux heures qu'on t'espère? Je crus d'abord qu'il s'adressait à Ganteaume. Mais aussitôt patron Ruf ajouta : — Le Tonnerre de Dieu me cure, on ne fera jamais rien de cet animal ! Je m'étonnai que le brave patron Ruf, si réfléchi, de si bonnes manières, parlât ainsi, surtout à son fils. Mais je m'aperçus qu'il riait en dessous malgré qu'il fît la grosse voix, et compris que sa colère était feinte. Un homme à barbe grise sortit des tamaris. Il tenait de chaque main une dourgue vernissée qu'il venait de remplir à la source, et, quoique vêtu en simple matelot, il portait la rosette rouge à la boutonnière. — C'est vous, colonel, s'écria M. Honnorat, quel bon vent, quel heureux hasard?... Mais patron Ruf ne lui donna pas le temps de ré- pondre. — Allons, mousse, passe-moi la dourgue, et plus vite que ça, la langue me pèle ! Le mousse de cinquante ans passés, officier de la Légion d'honneur, passa la dourgue, patron Ruf avait l'air de s'amuser beaucoup. Il fit semblant de se calmer après avoir bu un coup d'eau fraîche, et le mousse colonel put nous donner des explications. Ils étaient comme cela, dans Antibes, une douzaine PÊCHE A L'OURSIN 169 de vieux officiers en retraite qui subissaient la même destinée que lui. Pris de la folie de la mer et passant les trois quarts de leur vie sur l'eau, ces terriens, pour échapper aux tyran- nies d'un règlement qui n'est pas doux à l'endroit des marins amateurs, et se soustraire, une fois pour toutes, aux vexations et aux amendes du terrible commissaire du port, avaient résolu de prendre le brevet de patrons pêcheurs. Mais avant d'être patron, il faut, selon l'ordonnance de Colbert, toujours en vigueur sur nos côtes, avoir fait un stage de mousse. Et ils faisaient leur stage de mousse avec sérieux, les braves gens, chez des patrons amis qui voulaient bien d'eux. Les patrons, naturellement, les traitaient en mousses. Pour ma part, disait philosophiquement le colonel, je n'ai pas encore trop à me plaindre. Patron Ruf crie, mais il est bon homme. J'en sais qui sont tombés plus mal... A ce moment, patron Ruf se remit à tempêter : — La fiole d'huile, les paniers, les rames. — A vos ordres, voilà! Le patron se fâche, embar- quons. J'étais un peu surpris de ne pas voir le moindre filet dans le bateau. — Avec quoi, diantre, alors pêche- t-on les oursins? — Patience! nous trouverons, dans les canniers ce Van-Méjane, plus d'engins qu'il ne nous en faut. En effet, comme nous longions Van-Méjane, le colonel, tout à ses devoirs de mousse et bien qu'un peu humilié par la présence de Norette, prit terre bravement et coupa, dans une haie de roseaux échevelée et frémissante, plu- sieurs cannes de belle longueur. Puis, s'étant rembarqué, il dépouilla les cannes de leurs feuilles, il les fendit en quatre par un bout, il intro- I/O LA CHÈVRE D'OR duisit dans ce bout, pour en tenir les quatre sections écartées, un caillou rond ramassé exprès sur la plage ; il tailla, ficela, cira, et se trouva avoir fabriqué, de la sorte, des ustensiles assez pareils aux cueiïMoirs à fruits dont se servent les jardiniers. Le mieux réussi fut pour Norette. Pendant cette importante opération, patron Ruf, aidé de Ganteaume et employant tantôt la voile, tantôt la rame, nous avait doucement conduits à l'endroit désiré. Sur un fond de rocher et d'algue, à travers l'eau d'un vert lumineux, on voyait se promener les oursins, che- minant un peu de côté à l'aide de leurs piquants mobiles, en sorte qu'on eût dit de gros marrons hérissés dans leur coque et qui vivaient. Il ne nous restait plus qu'à les cueillir, ce qui, au pre- mier abord, paraît simple. Vous plongez le roseau dans l'eau, vous visez l'animal, foncez, ramenez... Eh! mais, pas déjà si simple que cela! M. Honnorat, Ganteaume et Norette ont la main à cet exercice et manquent rarement leur coup. Le colonel et moi les manquons à chaque fois. C'est le diable que de diriger sous l'eau, à près de deux brasses, un roseau que la réfraction vous fait paraître cassé en deux. Je m'aveugle, couché sur le ventre, à scruter ces claires profondeurs, scintillantes, pénétrées de soleil, où roulent des émeraudes fondues. Victoire! fourrageant à tort et à travers, enfin mon roseau remonte avec un oursin au bout. Un oursin bleu, hélas ! Au lieu d'être couleur d'acajou, le mien à chacune de ses pointes, lesquelles ne piquent point, porte une perle de turquoise du ton le plus délicat. Très joli à voir l'oursin b)eu, mais d'un goût positive- ment détestable. Tous me raillent pour ce bel exploit, et Norette plus que les autres. Mais patron Ruf prend pitié de moi ; il vlcuf, a l'oursin î;î me relève de mes fonctions de pêcheur et me confie la fiole à l'huile. La brise s'est levée, la mer commence à rire, et l'on voit trouble au fond de l'eau. Avec une barbe de plume, suivant l'immémorial usage que les Provençaux tiennent des Grecs, j'asperge de quelques gouttes d'huile les vagues autour de la barque. L'huile s'étale, les vagues s'effacent, et la mer, au milieu des flots remués, redevient, sur un espace de quelques pieds, unie comme une glace légère- ment irisée. Des oursins, et puis des oursins ! Les douzaines suc- cèdent aux douzaines. Enfin patron Ruf dépose sa lance, allume une pipe et déclare qu'en voilà de reste et qu'il est temps de déjeuner. Neuf heures, le soleil est déjà haut. On débarque, on s'installe à l'ombre sous une roche grise et lavée que par- sèment des aiguilles de pin- Là- bas, au loin, par delà le golfe, la côte arrondit sa noble ligne entre la mer d'azur et les Alpes violettes den- telées de neige. Paresseuse, la mer soupire. Les pins répondent à la mer. Alors, oubliant les oursins, regardant Mlle Norette toujours impassible et hautaine, je me mets à envier le colonel. Il ne songe point aux amours, un encouragement de patron Ruf est plus doux à son cœur que tous les sou- rires de Norette ; et je voudrais comme lui être mousse, oui ! bon vieux mousse à barbe grise, avec l'ami Ruf pour patron. XLVIII LE SACRIFICE Un cent d'oursins, dégustés au bord de la mer, ne comptent guère que comme apéritif. Il s'agissait maintenant de pêcher dans les anfractuosités du rivage le pey San-Péiré, la rascasse et autres savoureux poissons de roche, indispensables éléments de la bouillabaisse pro- jetée que nous mangerons au dîner, c'est-à-dire vers midi. Car ici on dîne à midi, chaque peuple ayant ses usages. Patron Ruf me confie une ligne, une poignée de mou- r'dns, et me voilà essayant de faire des expériences d'équi- libre au grand soleil sur les avancements escarpés, les arêtes coupantes et blanches de la rive. Mais j'avais trop présumé de mes forces. La danse des rayons dans l'eau, mon attention à regarder, m'ont brouillé les yeux et troublé la tête. L'odeur mêlée des pins résineux et de l'algue, cet air marin que je respire avec délices achèvent encore de me griser. J'éprouve un besoin de dormir, un irrésistible désir d'immobilité et de bien-être ; et, ma ligne cédée au colonel, c'est en chan- celant comme un homme ivre que je vais m'étendre au fond de la barque amarrée, en un creux de falaise. La barque se balance au clapotis du flot et gémit. Sur ma tête, cachant le soleil, surplombe une voûte humide, incrustée de sel, où des cailloux luisent, où vivent des patelles, où, sur l'immobile ligne d'étiage, des mousses aux senteurs amères et des plantes marines ont poussé. J'ai fermé les yeux, j'ai rêvé. N'est-ce point ici, dans ce golfe, au plus profond de LE SACRIFICE 1/3 l'abîme bleu, que disparut, il y a des siècles, avec ses portiques, ses tours de marbre, la côte féerique, — antique souvenir des Atlantes, — dont patron Ruf, un jour, me décrivait les merveilles. Mais la mer doucement s'écoule sous la barque, et la barque, descendant en même temps qu'elle, me déposa sur un fond de sable d'or, semé de perles. Et voici Norette, coiffée de corail, en costume de fée Océane, qui me prend par la main, me conduit dans l'im- mense ville, me montre son palais, ses trésors... Toujours des rêves, toujours des trésors, et toujours Norette ! Un choc interrompt mon léger sommeil. La barque a heurté le rocher et quelqu'un saute dans la barque. Je me dresse, je reconnais Norette qui me fuyait depuis huit jours et qui me cherche maintenant. Ganteaume l'accompagne et détache l'amarre. — Viens, Ganteaume, tu rameras. Puis, s' adressant à moi : — Nous serons mieux au large pour causer, j'ai des choses graves à vous dire. Je me sentis rougir, et n'aurais pu dire pourquoi, en écoutant sa voix émue, en subissant le long regard de ses beaux yeux voilés moins de courroux que de tristesse. Elle ajouta : C'est à propos de la Chèvre d'or ! A ces seuls mots, dans une soudaine vision, je devinai enfin les trop justes motifs de son attitude envers moi. Une honte mêlée de remords m'envahit. Je voulais parler et ne trouvais point de paroles. — Ne niez rien, n'expliquez rien! Il est des choses irréparables. Plut au ciel que vous fussiez mort du coup de fusil de Galfar. J'en serais peut-être morte aussi ; et si la terre noire n'eût pas voulu de moi, je restais du moins votre veuve avec l'éternel deuil au cœur d'un amour i;4 LA CHÈVRE DOR auquel j'aurais cru. Mais votre fièvre a rêvé tout haut, trop haut pour mon bonheur, puisque hélas ! je l'ai enten- due. De l'or, des diamants, la chèvre, la clochette... Et toute une longue nuit qui me semblait ne devoir plus finir, à votre chevet, sur vos lèvres où j'épiais, heureuse, un souffle de vie, j'ai cueilli, syllabe par S3 T Uabe, cette douloureuse et humiliante certitude qu'aimé de moi, le sachant, vous ne m'aimiez pas. Elle était belle ainsi et digne de tous les désirs, cette fïère enfant, en qui un dépit passionné éveillait la femme. J'essayai de baiser ses mains, je les mouillai de larmes qui n'étaient point feintes. Elle me repoussait, secouant la tête doucement, avec une obstination désolée. — A quoi bon? puisque je sais, puisque tout est fini, puisque, même disant la venté, je refuserais de vous croire. L'absolu du décret me révolta, et ce sentiment de révolte éveilla en moi quelque courage. — Écoutez-moi, Norette, je serai franc! Ce que je vais avouer, je vous l'avouerais à genoux, si ma blessure le permettait et si tant de coques d'oursins ne jonchaient la cale. Oui ! une série de hasards étrangers, parmi les- quels, en premier lieu, ma trouvaille de la clochette, m'ont fait deviner, oh ! sans préméditation de ma part, et votre origine orientale, et le secret par vous possédé du trésor des rois de Majorque. Le trésor, j'y croyais à peine, quand je vous connus. Peu à peu, je m'habituai, sans réfléchir, à vous confondre tous les deux, le trésor et vous, dans les mêmes vagues projets de conquête. Pourquoi ne vous l'avoir point dit? Mon silence fut mon seul crime S Crime involontaire que j'expie, puisqu'il me coûte votre amour. Mais s'il est vrai que vos paroles d'aujourd'hui présagent une séparation éternelle, je jure, ici, devant Dieu, je jure, en présence de Ganteaume ! que nul calcul ne guidait mes pas, quand je suivais le LE SACRIFICE i;5 torrent pierreux qui me conduisit au Puget-Maure, et nue, la première fois que je vous vis, prêt à vous aimer déjà, Norette! j'ignorais, certes, l'existence et le nom même de la Chèvre d'or. Il y avait, dans mon plaidoyer, un peu de vérité et beaucoup de mensonges, mais les faits étaient si lointains et mes sentiments avaient tellement changé depuis, que mensonge et vérité pouvaient, en conscience, se confondre. Norette songeait : — S'il croyait pourtant dire vrai? Moi : — Si pourtant elle feignait de me croire? Deux amants sont bien prêts de s'entendre, quand leurs désirs ont de ces muettes complicités. Mais Norette ne céda point. Ganteaume, fort troublé de tous ces discours, avait, en quelques coups de rame, doublé la pointe d'un petit cap dont la masse blanche près du flot, coiffée de myrtes à sa cime, nous mettait à l'abri des regards. — Vous ne vous êtes pas trompé, le trésor existe, continuait Norette. Depuis la défaite et l'embarquement, te secret en resta dans notre famille. Longtemps conservé par tradition, c'est au quatorzième siècle seulement qu'un de nos arrière-grand-pères, maître Michel Gazan, astrologue et médecin de la reine Jeanne, fondit et grava, de peur qu'à la fin ce secret ne se perdît, le fameux talis- man figurant une clochette à la mode sarrazine... Prenez- le, prenez, le voici ! rouge de votre sang comme quand vous l'avez arraché à Galfar. Prenez donc ! Pourquoi hésiter? n'aurez- vous pas ainsi tout ce que vous désiriez de Norette? Je pris la clochette. Norette pâlit, mais un éclair de joie illumina l'œil mélancolique de Ganteaume. Accepter le trésor, c'était renoncer à Norette, et, moi faisant cela, Ganteaume pouvait espérer. Je m'étais dressé, la clochette d'argent, reluisante, 1/6 LA CHEVRE D'OR tremblait un peu entre mon index et mon ponce, et le soleil, les reflets de l'eau, allumaient des turquoises et des diamants aux entailles de l'inscription en arabesque qui courait autour de ses bords. A ce moment, j'aurais pu la lire, mais une larme, venue je ne sais d'où, troublait ma vue, et c'est ce qui m'en empêcha. — Alors, demandai- je à Norette, ceci nous sépare éternellement? — Éternellement ! répondit- elle. — Rien ici-bas ne vaut l'amour. Pourquoi attrister notre vie de ce qui empêche d'aimer. La mer, sous la barque, est profonde, je n'ai qu'à desserrer les doigts pour que le secret de la Chèvre d'or s'y ensevelisse pour toujours. — Vous êtes le maître ! soupira Norette. Je tins la clochette encore un instant suspendue, puis, me penchant, je desserrai les doigts. Lentement, douce- ment, comme à regret, la clochette descendit, se balan- çant, et, blanche étoile qui se meurt, finit par disparaître sous les profondeurs de l'eau transparente. Les trésors du roi de Majorque rejoignaient ceux de patron Ruf. Du haut du cap, parmi les myrtes, M. Honnorat nous criait : — Allons, les enfants, la brise creuse, et Tardive a déjà servi la bouillabaisse ! Ganteaume, le plus misérable, ayant perdu amour et trésors, mêlait l'averse de ses pleurs aux gouttes rejaillies dont s'emperlaient'les rames. Mais Norette était dans mes bras, et, tout au divin égoïsme de l'amour, nous ne voyions pas les pleurs de Ganteaume. XLÎX BONHEUR EN BLANC L MONSIEUR HONNORAT, VITICULTEUR C'est triste et l'âme en mélancolie que je reprends, me * 'étant promis, ces mémoires, six mois durant interrompus par le bonheur, comme jadis le télégraphe l'était quelque- fois par le brouillard. Le bonheur? Oui! Je l'ai connu du jour où j'épousai Norette, un bonheur tranquille, ingénu, que rien n'eût altéré sans le deuil qui, subit, vint assombrir de ses crêpes la douce lumière persistante de notre lune de miel. Le mariage accompli, — que de poudre brûla la Bra- vade, à cette occasion, et que de peaux frais écorchées enguirlandèrent le portail rustique de la demeure des Gazan ! — un certain calme, après tant d'événements, régnait de nouveau sur le Puget-Maure. Ganteaume, désillusionné, s'en est retourné à la Petite- Camargue. Un peu d'amour le tient encore, mais la mer le consolera. Il monte nous voir, une fois par semaine, tantôt avec Tardive, tantôt avec patron Ruf, et nous apporte du poisson ou des coquillages. Nous avons, d'ail- leurs, le projet d'aller passer tout un printemps dans leur cabanette agrandie, et Norette s'enthousiasme à l'idée de dormir sous le joli plafond de velours vert sombre que fait l'envers d'une toiture en roseaux d'étang long empa- nachés. La maison est restée la même, toujours vieille et blanche, avec sa cour si fraîche qu'une treille recouvre, son étroit jardin suspendu que parfument la sauge et le romarin. On n'a seulement pas touché aux pavés du Pas- M. HONNORAT, VITICULTEUR I 79 sage d'Ane, bien que Galfar, décidément vaincu par ma générosité, ait cédé l'écurie du fond et mis ainsi un à des dissensions séculaires, avant d'entreprendre un voyage aux Indes, dont M. Konnorat a voulu faire les frais. Saladin nous appartient. Il habite l'écurie en compa- gnie de Misé Jano, et Saladine, insensiblement, s'accou- tume à lui donner le nom de son défunt mari. J'essaie de me remettre au travail, et le bon abbé Sèbe, comme autrefois, m'emprunte mon fusil lorsque l'occasion s'en présente. Du reste, nos chasses archéologiques, nos stations de- vant des pierres frustes ont cessé d'offusquer les paysans. Personne ne songe plus aux trésors du roi de Majorque, personne, sauf Peu-Parle qui, un instant troublé par ces aventures, retourne maintenant s'asseoir à sa place ordi- naire, dessous le rocher de la Chèvre, et, taciturne tant que le soleil dure, continue son rêve interrompu. Quand à Norette, que dirai-je? Norette ne ment point aux pronostics contenus dans le panier des trois vieilles femmes. Toujours bonne comme le pain, pure comme le sel, laborieuse comme la quenouille, j'espère, d'ici à peu, lui voir faire honneur au quatrième souhait. Elle m'en a dit quelque chose à l'oreille. Patron Ruf sera le parrain. M. Honnorat ne tient pas à sa place depuis qu'il a l'espoir de se voir grand-père. Le Turc qui était en lui disparaît. Plus de siestes l'après-midi, plus de ces inter- minables heures oisives qu'il passait assis, sans penser, en fumant des pipes. Un besoin continu de mouvement, une activité toute juvénile. « Soyons vivaces ! » répète- 1 il. M. Honnorat veut que son petit- fils ait la fortune, et, dans ce très louable des- sein, il s'est mis en tête de reconstituer les vignobles du Puget-Maure. D'après lui, le vin autrefois coulait par les ruelles du village comme coule l'eau après qu'il a plu. l8o LA CHÈVRE D'OR C'est pour cela que toutes les maisons ont de si vastes caves, avec des cuves briquetées pareilles à des tours, et des tonneaux de pierre taillée, en prévision des années exceptionnelles où les tonneaux de bois ne suffisaient pas. Mais voilà, à force de trop lui demander, l'homme a fini par fatiguer la vigne. Dire que depuis Noé, nous avons toujours marché par bouture, et que jamais l'idée n'est venue à personne de rajeunir, à l'aide de semis, ces plants je ne sais combien de fois centenaires? Comment veut-on qu'avec une telle hygiène le divin bois tordu ait conservé sa force et puisse, désormais plus mou que l'amadou, résister à la dent vorace des invisibles ennemis qui, de tous côtés, s'abattent sur lui? Aussi l'oïdium, le MiLDiou, le phylloxéra, que sais- je encore, ont raison de cette proie facile. « Rendons à la vigne des moelles fermes, une dure écorce, rien de tout cela n'y mordra plus ! » Théorie d'une simplicité vraiment lumineuse ! M. Honnorat, par patriotisme, répugne à l'emploi des plants d'Amérique, lesquels, d'ailleurs, ne produisent qu'un faux vin. M. Honnorat sèmera des pépins de grappes françaises choisies parmi les meilleurs crus. L'angle du jardin, chaud comme une serre, est déjà tout en plates-bandes. Il faudra peut-être cinq ans, dix ans, avant que ces pépins aient convenablement racine. Qu'im- porte? la mère des jours n'est pas morte. En attendant, pour occuper son impatience, M. Hon- norat dirige une escouade de paysans dont la mission est d'arracher avec soin, sans offenser le chevelu, au fond des vallons, sous les taillis, tout pied de labrusque emmê- lant, aux branches d'un pin ou d'un chêne, ses flexibles sarments chargés de raisins aux grains menus et rares. « La vigne sauvage est la vraie vigne et vaut tous les Jacquets du monde ! » Après quoi, on repique à grands frais les pieds ainsi conquis sur une lande caillouteuse, inculte immémoria- M. HONNORAT, VITICULTEUR 181 lcment, et dont M. Honnorat s'est découvert propriétaire. Excellent M. Honnorat ! Je n'ai pu résister à la démangeaison de railler un peu ses méthodes. — Bah ! répondit-il, ce ne sont là que des essais, et pour triompher, je compte avant tout sur les graines. Puis, me montrant la dégringolade des collines qui descendaient de sa vigne future jusqu'à la mer, il ajouta, riant de son rire : — En tout cas, mauvais ou bon, si le phylloxéra vient manger mes plants, il faudra, pour grimper si haut, qu'il ait soin de se commander une paire de jambes neuves. Un soir, M. Honnorat est rentré ruisselant et transi, ayant voulu, malgré la pluie, — une pluie d'automne glacée, — rester à surveiller ses planteurs de labrusques. Il a boudé la soupe, lui d'ordinaire si gai mangeur ; il a regagné sa chambre, symptôme grave ! sans allumer sa pipe. Le lendemain, M. Honnorat a gardé le lit et Sala- dine s'est alarmée : — Gazan couché, Gazan perdu,' répétait- elle en cachant ses larmes ; je ne m'y trompe pas, c'est le troisième dans la maison dont j 'aurai été la triste habilleuse ! J'ai dû la faire taire, à cause de Norette. Lï LES IRONIES DE SURETTE Hélas ! que Saladine avait raison ! Au bout d'une se- maine, malgré nos soins, M. Honnorat s'est éteint, tran- quille, presque sans agonie. Peu d'instants auparavant, très affaibli, mais en pos- session de toute sa raison, il me faisait mille recomman- dations à propos des vignes et plaisantait avec Norette. îl ne se plaignait pas de souffrir, mais rester immobile l'ennuyait. II a" voulu boire, et, surpris, sans transition aucune, nous nous aperçûmes qu'il délirait. ïl croyait être enfant, il pariait de sa mère, et, revivant dans l'éclair d'une vision ses années, il appelait d'anciens amis, partait pour de lointains voyages. Puis il s'est tu, ma main qu'il serrait s'est glacée. a Père! où es- tu?... Papa! » sanglotait Norette à genoux. Les Prieurs, des paysans vêtus en moines, sont venus prendre le cercueil et l'ont porté, se relayant, jusqu'à l'église et jusqu'au cimetière. L'abbé Sèbe chantait les prières. Nous suivions avec patron Ruf et Ganteaume, accourus dès la triste nouvelle, avec Peu-Parle et tout le village. Au retour, j'ai retrouvé Norette, en compagnie de Tar- dive, dans la chambre où se consumaient les trois cierges, et qu'elle n'avait pas voulu quitter. Le soleil entrait par la fenêtre grande ouverte, caressant du même rayon joyeux le lit sur lequel M. Honnorat était mort, et le iront LES IRONIES DE NORETTE 1S3 pâle de ma femme, ses yeux pleins de larmes, mais agrandis, animés déjà par l'étonnement anxieux des pre- mières maternités. Alors, songeant au pauvre vieux brave homme qui ne verrait plus ce soleil, qui ne connaîtrait pas ce petit-fils d'avance tant aimé, j'ai senti soudain tout mon courage s'évanouir, et, venu pour consoler, j'ai pleuré moi-même. Quel que soit l'excès de douleur, la vie proteste contre la mort, et toujours à la traîne de nos deuils se mêle celle de nos joies ! Peut-être aurais-je pu, me dispensant d'écrire ces der- nières pages, m'arrêter à la minute heureuse qui, sous les rocs blancs d'Àygucs-Sèches, jeta Norctte dans mes bras. Mais cette mort de M. Honnorat se rattache précisé- ment, et de façon assez singulière pour moi, à mon aven- ture de la Chèvre d'or. « Ayez bien soin de mes semis ! » m'avait dit avant d'expirer, et presque comme recommandation der- nière, le brave homme, jusqu'à la fin préoccupé de sa manie. Ces paroles, longtemps oubliées, me revinrent un jour en mémoire. Février finissait, des fleurs naissaient sur les collines, et des brins de gazon luisaient parmi les rocs, annonçant le printemps si bref et si enivrant de Pro- vence. Tandis que Norette, mère avec emphase, promenait au jardin l'Héritier : a Allons voir, me dis- je, où en sont les semis du pauvre grand-père. » Les semis n'avaient pas bougé ; peut-être faudrait-il, afin de leur donner un peu d'air, gratter légèrement le sol de la pépinière? Je pénétrai donc, pour le première fois, sous une voûte basse, creusée dans les fondements de ma tour et défendue par un vitrage, sorte de cave dont on avait fait une serre, où M. Honnorat remisait ses outils. Des limaces s'v remmenaient, et les murs exhalaient 184 LA CHÈVRE D'OR cette odeur de terreau humide et de moisi que connaissent bien les amateurs d'horticulture. Je ne voulais que prendre la binette, une curiosité ironiquement émue m'arrêta. Le long du mur, sur des étagères, des paquets s'ali- gnaient avec leurs étiquettes : Clairet — Muscat — Grec à grains doubles; toutes les variétés que M. Honnorat comptait voir pousser et mûrir dans ses domaines du Puget-Maure. Un des paquets, celui du Grec à grains doubles, me parut de parchemin, et, quelle ne fut pas, en l'ouvrant, ma surprise, de reconnaître, avec sa couleur jaune et ses lettres pâlies, un feuillet du Livre de Raison. D'où venait-il et qui l'avait lacéré, ce Livre de Raison, avant l'hécatombe pieusement sacrilège opérée par l'abbé Sèbe, à la demande de Mme Honnorat Gazan? Quelque main ignorante, celle de Saladine ! Peut-être aussi le feuillet est-il celui que Mme Honnorat voulut garder, et, mourante, fit déchirer par Norette. En tout cas, voici ce que disait la feuille par miracle échappée : ... Et comme, sans compter les sanglantes inimitiés fomentées entre parents et frères, cette Cabre d'or ne se plaisait qu'en lieux périlleux, baumes sauvages ou préci- pices, quiconque eût tenté, la suivant, conquérir le trésor sarrazin des rois de Majorque, s'exposait à de sûres morts. Aussi, pendant mille ans et plus, aucune fille, soit des Gal- far, soit des Gazan, soit de tel autre cousinage, ne voulut pas, par crainte des dangers à couvir, rien révéler touchant lesdits trésors, ni à celui qui V avait épousée, ni à personne autre qu'elle aimait. Il est même certain qu'au temps du roi René d'Anjou, dame Guiraude Gazan, violemment sollicitée à ce sujet par le sien mari, qui était homme fort dépensier et grand joueur, lui répondit : « Prenez mes bijoux et vendez-les, si l'or vous manque, mais je tiens encore bien trop à vous, malgré voire LES IRONIES DE NORETTE 185 méchante vie, pour mettre en vos mains un secret qui a déjà coûté tant de malheurs. » Et le mari, toujours la pressant, après s'être seule enfer- mée dans sa chambre ronde de la tour, elle jeta au feu noble- ment, et d'un fier courage, le talisman, qui était fait d'une clochette en argent fin, avec un collier de bois comme on les met au cou des chèvres, le tout travaillé curieusement et couvert de mystérieuses écritures. La clochette ne fondit point et se retrouva dans les cendres, mais, le collier ayant brûlé, les trésors avec lui partirent en fumée. Car l'inscription avait été si industriellement com- binée, que moitié s'en trouvait dessous la clochette et moitié dessus le collier, de sorte que, avoir l'une des parts sans pos- séder Vautre, c'était tout comme 71' avoir rien. C'est ainsi, concluait le naïf document, que dame Gui- raude, volontiers, perdit le secret de la Chèvre, le destin des femmes dans notre famille étant, dit un proverbe, de main- tenir leurs maris pauvres, par faute de trop les aimer. En me voyant sortir de la serre, par le vitrage de laquelle il lui était facile de m'épier, Norette, toujours mélancolique, s'est mise à sourire. Pourquoi? aurais- je été sa dupe? Se serait-elle, par besoin de malice féminine, et pour colorer notre ingénu roman d'amour d'un vague reflet d'héroïsme, simplement amusée de moi à propos de la Chèvre d'or? Bien des détails qui, maintenant, me reviennent en mémoire, son sourire, la découverte du fragment de par- chemin, précisément dans un endroit où Norette savait bien que je le trouverais un jour ou l'autre, pourraient le faire supposer. Mais non ! Norette n'a jamais songé à déchiffrer ces pages jaunies, Norette croyait, comme j 'y croyais, au trésor gardé par la Chèvre, et c'est de bonne foi tous les deux, d'un même élan de cœur, avec le même enthousiasme que, le jour de la pèche à l'oursin, dans ia calanque d'Aygues-Sèches, l86 LA CHÈVRE D'OR Norette, pour être sûre que je l'aimais, moi pour prouver que j'aimais Norette, nous renouvelâmes, en le complé- tant, le sacrifice de dame Guiraude, Au surplus, tout est bien mieux ainsi, et les légendes, comme les amours, gagnent à garder un peu de mystère ! FIN TABLE DES MATIÈRES Pages # La vie et les œuvres de Paul Arène 5 Au DOCTEUR Z 25 I. — En voyage 27 II. — La petite Camargue 31 III. — Patron Ruf 34 IV. — La Calanque 38 V. — Dans le vallon 40 VI. — La Chèvre d'or 44 Vïl. — Au Bacchus Navigateur 47 VIII — Les papillons blancs 51 IX. — Installation dans la tour 54 X. — Clavette et clochette 57 XI. — Panier de souhaits 60 XII. — Le turban du grand-oncle Imbert. . 62 XIII. — Le Passage d'Ane 66 XIV. — La fête de l'émir 69 XV. — Le cousin Galfar 72 XVI. — A Monte-Carlo 75 XVII. — Les chasses du curé 80 XVIII. — L'Ermitage 84 XIX. — Le livre de raison S7 XX. — La fontaine 90 XXI. — Le rocher de la Chèvre 92 XXII. — Discours de Peu-Parle .♦ . 94 XXIII. — Un bouquet . 97 XXIV. — Les oursins de patron Rui ico XXV. — Une ambassade 103 XXVI. — Perplexités sentimentale; 106 XXVII. — Au jardin 109 XXVIII. — Les amours de Ganteaam? 112 iSS LA CHÈVRE D'OR XXIX. — Les fleurs de la Reine 115 XXX. — Sainte Sare 119 XXXI. — Premier baiser 123 XXXII. — Le Mistral 125 XXXIII. — Cartes sur table 129 XXXIV. — Guerre déclarée 133 XXXV. — Les deux qui sont maris 135 XXXVI. — Le Passage d'Ane 1 39 XXXVII. — Coup double 142 XXXVIII. — La pierre 144 XXXIX. — La messe 147 XL. — Le vol 150 XLI. — « Gueito !» 153 XLII. — Le bon gendarme 155 XLIII. — Les songes 158 XLIV. — Toujours les songes ! 160 XLV. — Convalescence 163 XLVI. — En route pour !a Calanque 166 XLVII. — Pêche à l'oursi» 168 XLVIII. — Le sacrifice 172 XLIX. — Bonheur en blanc 177 L. — Monsieur Honnorat, viticulteur 178 LI. — Les ironies de Norette 18a BIBLIOTHÈQUE PLON îô Waà LE VOLUME IN= FRANCS BROCHE EN VENTE : . . Un Divorce, 1. P. Bourget . . , de l'Académie française. 2. Lichtenberger . . Petite Madame, 3. H. Bordeaux . . . de l'Académie française. 4. G 11 B on de Marbct. La, Neige sur ies pas, 5. J.-H. Rosny aîné. de l'Académie Goacourt. 6. Frédéric Mistral. 7. P. Bourget . . de l'Académie française. 8 M. Maindron . 9. P. Margueritte. de l'Académie Goncourt. 10. H. Gréville . . . Mémoires*, (Gênes- Austerlitz.) La Guerre du feu. Roman des âges farouches. Mes Origines, Mémoires et Récits. Monique. Le Tournoi de Vauplassans, (Ouvrage couronné par l'Acat prix Maillé de Laiour L'Autre Lumière, (Ouvrage couronné par l'Académie française, prix Maillé de La'.our-Landry.J Les Epreuves de Raïssa. Jeanne d'Arc, 11. G. Hanotaux. . de l'Académie française. 12. P. Arène La Chèvre d'or, A PARAITRE EN MAI : 13. Th. Dostoïevsky. L'Éternel Mari, 14. Edmond Jaloux. . Les Sangsues, Deux volumes le premier mercredi de chaque mois :-: :-: 2 francs le volume — par poste 2,25 x :-: r. s. v. p. BIBLIOTHÈQUE PLON JEANNE D'ARC PAR G. HANOTAUX DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE A la veille du jour où l'Église va invoquer comme une sainte celle que tous les Français honorent comme une héroïne nationale, la BIBLIOTHÈQUE PLON se devait d'offrir au grand public l'Histoire de Jeanne d'Arc de Gabriel Hanotaux, monument de piété française dont on peut dire qu'il a concouru à la décision où l'univers catholique tout entier se trouve intéressé. Cependant M. Gabriel Hanotaux n'eut d'autre parti pris que d'essayer de rétablir, autour de cette admirable Française, l'accord de tous les Français. Un peuple à qui est confié le dépôt d'une telle gloire lui doit de la garder fidèlement et solidairement. Jamais encore cette si belle histoire, cette incomparable légende qui est la simple vérité n'avait été aussi heureusement évoquée dans le cadre politique et l'atmosphère morale de son temps. La crise nationale que Jeanne a dénouée, les questions spirituelles qu'elle a sitôt résolues que posées, sont étudiées par M. Hanotaux avec une intelligence et un amour susceptibles de ranimer la piété de tous les Français à l'endroit de cette femme immaculée qui n'a paru que pour aimer, servir, mourir. OPINION DE LA PRESSE SUR LA BIBLIOTHÈQUE PLON o La Librairie Pion vient de créer une Bibliothèque nouvelle, dont le premier avantage est que les volumes n'en coûtent que 2 francs. Agréable transaction pour un amateur d'idées et de belles phrases, qui se voit contraint de payer l'amusement de son esprit moins cher qu'avant la guerre! Déjà il est méfiant! ïl doute, touchant la qualité de l'auteur et celle de son papier. Mais qu'ii se rassure! L'intérêt de cette favorable tentative sera durable. Il ne s'agit point là d'une entreprise d'imprimerie, où l'on solde d'anciennes gloires auprès de génies méconnus. II ne s'agit point, sur papier d'emballage, de cette littérature qui se lit en voyage et qu'on jette au retour. La Bibliothèque Pion, par le choix des auteurs et l'agrément de sa présentation, formera une collection que des amateurs modestes aimeront à garder, et qui donnera un choix de belles lectures du plus généreux ensemble. Ont déjà paru : Un Divorce, de Paul Bourgeï; Petita Madame, de Lichtbnberger; la Neige sur les pas, d'Henry Bordeaux; la Guerre du feu, de J.-K. Rosny aîné ; les Mémoires du général baron de Marbot; les délicieux et pittoresques Récits de Frédéric Mistral, etc.. On nous promet aussi les ouvrages les meilleurs de nos jeunes écrivains, J. et J. Tharaud, Ed. Jaloux, A. de Chateaubriant, etc.. Voilà bien des raisons de séduire! Il n'en faut retenir ici que la hardiesse et applaudir des deux mains. » (VOPINIOV.J F. P. PLON-NOURRIT & C ie , Imprimeurs-Éditeurs 8, RUE GARANCIÈRE - PARIS (6 e ) Dernières publications ; JEAN DUFOURT MAMELLE — ROM AN — Un volume in-i6.. 5 francs « Voici un des romans les plus remarquables que l'on ait écrits depuis dix ans... » (La Reine des Jeunes.) « Ce joli roman, très élégamment écrit, fait songer à ce chef- d'ceuyre du dix-septième siècle : La Princesse de Clives. C'est son plus bel éloge. » (La Libre Parole.) HENRI DAVîGNON JAN SWÂLUE — ROM AN — Un VOLUME IN-16 5 francs « Écrit simplement, le livre plaît par sa connaissance pro- fonde de l'âme anglaise et de l'âme flamande, par l'émotion que donnent à tout l'ouvrage la vie intérieure et l'intérêt captivant, enfin par sa haute inspiration patriotique et morale. » R. S. FÉLIX SE RRET LES AVENTURES du Contre=Espion Bourdigal — RO M A N — Un volume in-i6 5 francs » Un Sherlok Holmes en chair et en os, ce Bourdigal, dont les exploits véridiques nous sont contés en d'étranges confi- dences, et qui sut réellement mettre au service de la France, à Bâle, en Espagne, en Italie, en Egypte, à Salonique, à Cons- tantinople, sa vieille expérience d'aventurier débrouillard, son ingéniosité toujours prête. Ainsi se trouve ajouté à l'histoire de la Grande Guerre un chapitre inédit, qui évoque un monde nouveau, où d'étranges choses furent accomplies par d'obscures personnalités. » P. S. P.-N. 34679. La Bibliothèque Université d'Ottawa Echéance The Library University of Ottawa Date Due I I a39003 0025 1 7398b CF PQ 2153 Â5C45 1910 C A 5 o C \r E N E , PAUL ACC# 1219051 CHEVRE OR O XS • S? 2 as 2 S8 H J F r